L' année 2004


Agnès Jaoui

* Eternal Sunshine of the spotless mind, film américain du Français Michel Gondry, sorti en 2004, scénario de Charlie Kaufman, (titre emprunté à un vers d'Alexander Pope, poète anglais du XVIIIe siècle), durée 108 mn; avec : Jim Carrey (Joel), Kate Winslet (Clementine), Kirsten Dunst (Mary), Mark Ruffalo (Stan), Elijah Wood (Patrick)

Joël est un jeune vieux garçon mélancolique et inachevé égaré dans son propre labyrinthe mental.
Le ressort narratif qui fait entrer dans le vif du sujet est un peu artificiel: une invention futuriste capable de vous rendre étranger à la personne de votre choix, du jour au lendemain.
Par un carton trouvé dans sa boîte aux lettres, Joël apprend ainsi que sa compagne, Clémentine, vient de le faire effacer de sa mémoire et qu'il est invité à ne plus entrer en contact avec elle.

Pour surmonter la trahison de Clémentine et le manque, Joël décide de se faire à son tour désintoxiquer de son ex.
Le plus gros du film relate la nuit où les techniciens de Lacuna (la société exploitante du fameux philtre d'oubli) s'activent autour de son corps endormi, relié par un gros casque high-tech aux ordinateurs effaceurs de souvenirs.

Gondry joue ainsi sur deux niveaux interdépendants : la surface du sommeil et dans les profondeurs du cerveau de Joël. Sous le crâne du patient, c'est la tempête, le tourbillon de la vie, mais à l'envers : la machine dévide à rebours le roman de Joël et Clémentine. Si lui est un vrai taciturne, elle est une fausse fofolle, qui contient son angoisse sous une fantaisie un peu forcée, alternant les couleurs de cheveux les plus criardes, bleu, rouge ou orange.
Les premières réminiscences correspondent aux derniers moments partagés, sous le signe de l'usure et de l'exaspération mutuelle : Joël et Clémentine ressemblent à l'un de ces couples de « morts dînants » qui leur faisaient horreur au restaurant. Puis viennent les souvenirs antérieurs, plus ardents, jusqu'à la première rencontre sur une plage du New-Jersey à un moment-clé où ils vivent un début d'histoire romantique et passionné.
Mais la technique déraille légèrement: Joël, bien que demandeur refuse obstinément d'oublier Clémentine. Et pendant ce temps, les techniciens de service trompent la routine de leur job en improvisant, à l'insu de leur patron, une petite party d'étudiants attardés : bibine, trampoline sur le lit de Joël et sous-vêtements à l'air.

Le deuxième long métrage de Michel Gondry porte nettement la patte bizarroïde de son scénariste, Charlie Kaufman qui a commis le génial Dans la peau de John Malkovich (de Spike Jonze), voici « dans la tête de Jim Carrey, amoureux». On trouve aussi un zeste du Mulholland Drive de David Lynch. Mais ce film est un peu moins bien léché et plus chaotique.
C'est un récit gigogne, affranchi de la chronologie. Compressions, dilatations et télescopages spatio-temporels sont légion. Avec une imagination visuelle variée, Michel Gondry convertit en saynète concrète chaque mouvement intérieur de Joël, en effaçant visuellement les personnages ou les objets.

Le film explore quelque fois naïvement la faculté d'oubli et la pérennité des sentiments, la capacité de reprendre à zéro une aventure usée, envers et contre tout avec des incursions dans les souvenirs-fantasmes de la petite enfance. A cet égard, Eternal Sunshine of the spotless mind est l'exacte antithèse d'un autre film récent déroulant à l'envers l'histoire d'un couple ordinaire, "5 X 2". Chez François Ozon, la machine à remonter le temps ne faisait qu'éclairer un malentendu inaugural, sans appel. Chez Michel Gondry, elle sert au contraire à retrouver le reflet intact de l'amour enfoui dans les plis de la mémoire et à tenter de le régénérer.

Ah oui, le titre... c'est le vers 209 du poème Eloisa to Abelard d'Alexander Pope :

  1. How happy is the blameless Vestal's lot!
  2. The world forgetting, by the world forgot;
  3. Eternal sunshine of the spotless mind!
  4. Each pray'r accepted, and each wish resign'd.

* L'Esquive , d' Abdellatif Kechiche, sorti le 7 janvier 2004, durée 117 mn; avec : Osman Elkharraz (Krimo) - Sara Forestier (Lydia) - Sabrina Ouazani (Frida) - Nanou Benahmou (Nanou)

Abdelkrim, dit Krimo, quinze ans, vit dans une cité HLM de la banlieue parisienne. Il partage avec sa mère, employée dans un supermarché, et son père, en prison, un grand rêve fragile : partir sur un voilier au bout du monde. En attendant, il traîne son ennui dans un quotidien banal de cité, en compagnie de son meilleur ami, Eric, et de leur bande de copains. C'est le printemps et Krimo tombe sous le charme de sa copine de classe Lydia, une pipelette vive et malicieuse.

Le Jeu de l'amour et du hasard de Marivaux (1730), oeuvre sur le travestissement et les faux semblants, est au centre du film : les élèves répètent la pièce et profitent de leur rôle pour déclarer leurs sentiments. Mais pour Abdellatif Kechiche, faire référence à Marivaux va de soi dans un film qui traite des minorités, en raison de son regard moderne et audacieux.

S'emparant d'un des piliers du Théâtre Classique, il démonte les préjugés et montre tout simplement qu'entre hier et aujourd'hui, peu de choses ont changé. Après avoir marchandé, emprunté, tiré la corde au maximum, Lydia a enfin sa belle robe. Elle parade au milieu des immeubles, passe devant les appartements de ses copines, habillée en princesse fin XVIIIème. Au pays des baskets et des joggings, on craint qu'elle se fasse moquer même si elle rayonne à l'évidence dans son costume. Ses partenaires doivent suivre, vaille que vaille, malgré les embrouilles et les désaccords.

Après un millier de « je vais te tuer » de « fils de pute » ou de « casse les couilles », on sait que ce n'est pas du premier degré, que ces mots ont un autre poids, et leur brutalité s'estompe. « Je voulais démystifier cette agressivité verbale et la faire apparaître dans sa dimension véritable de code de communication. » confiait le réalisateur. Argot début de siècle destiné à ne se faire comprendre que des gens auxquels il est adressé, il est comparable aux expressions des tontons flingueurs années soixante.
Loin de stigmatiser la banlieue, loin des clichés volés et des trahisons documentaires paternalistes, Kechiche montre la vie dans la cité sous un jour des plus banals. Esquiver le piège, échapper aux confessions sentimentales, éviter adroitement de se dévoiler sous peine d'être pris pour trop sérieux, trop allumeur, trop théâtral.

L'Esquive a reçu 4 Césars du cinéma pour 2004, dont celui du meilleur film.


* Kill Bill (vol 2) de Quentin Tarantino, sorti en 2004, scénario de Quentin Tarantino et Uma Thurman, durée 136 mn; avec Uma Thurman ( La Mariée / Black Mamba), David Carradine(Bill) , Lucy Liu (O-Ren Ishii ), Vivica A. Fox ( Vernita Green), Chia Hui Liu (Pai Mei), Michael Madsen (Budd ), Daryl Hannah (Elle Driver ), Michael Parks, Bo Svenson, Jeannie Epper, Stephanie L. Moore, Shana Stein, Caitlin Keats.
i

Résumé du Volume1 : La Mariée avait été laissée pour morte, la veille de ses noces, par Bill et sa bande de tueurs, dont elle avait jadis fait partie. Elle s'était vengée. Mais pas entièrement. Elle voulait encore la peau de la blonde borgne qui avait essayé de l'achever sur un lit d'hôpital. Elle voulait coincer Budd, le frère de Bill, fasciné, comme elle, par les sabres du maître « bushido » Hattori Hanzo. La mariée poursuit sa quête vengeresse dans Kill Bill Volume 2. Il lui reste à régler le sort de Elle Driver avant d’atteindre le but ultime : tuer Bill .
Mais c'est aussi l'heure des bilans et des explications. Ce second épisode révèle quelques faits, demeurés mystérieux jusqu'alors. On comprend, par exemple, pourquoi Elle Driver a perdu son oeil. Pourquoi le générique de l'épisode 1 s'ouvrait sur le Bang Bang, de Nancy Sinatra. Pourquoi La Mariée s'était laissée prendre au piège d'un Bill doucereux, apparaissant en personnage de western.

Initialement, Quentin Tarantino envisage Kill Bill comme un unique film. Puis, en cours d'écriture, il prend conscience que le récit peut être développé sur deux époques, et donc sur deux longs métrages. A la lecture du script, Weinstein parvient lui aussi à la même conclusion, l'histoire de Kill Bill pourrait se décliner sur deux longs métrages. Il en fait part Tarantino et déclare qu'il serait prêt à financer un diptyque. Enthousiaste, le réalisateur-scénariste modifie le scénario en conséquence et divise l'ensemble en deux parties.
La première se veut un hommage au film de sabre et de kung-fu, tandis que la seconde emprunte aux codes du western spaghetti tout en étant beaucoup plus psychologique, drôle et décapant.

Quentin Tarantino obligea ses comédiens à se soumettre à un entraînement particulièrement intensif. Pour ce faire, il les réunit dans un entrepôt proche des bureaux de la société de production Super Cool Man Chu Productions, à Culver City, au sud de Los Angeles. Outre des séances de musculation et de stretching, les acteurs suivirent les cours de Sonny Chiba, qui leur enseigna les rudiments du maniement du sabre. Yuen Woo Ping fut, quant à lui, chargé des cours d'arts martiaux. Les comédiens apprirent également les bases de la langue japonaise, pour que les répliques déclamées dans cette langue soit compréhensible par le public nippon.


* Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet, sorti le 27 octobre 2004, scénario de Guillaume Laurant et Jean-Pierre Jeunet d'après le roman homonyme de Sébastien Japrisot , musique d' Angelo Badalamenti , durée : 134 mn;
avec: Audrey Tautou ( Mathilde ), Gaspard Ulliel ( Manech ), Dominique Pinon ( Sylvain ), Clovis Cornillac ( Benoît Notre-Dame, alias Cet Homme ), Jérôme Kircher ( Bastoche ), Chantal Neuwirth ( Bénédicte ), Albert Dupontel ( Célestin Poux ), Denis Lavant ( Six-Sous ), Jean-Pierre Becker ( Esperanza ), Dominique Bettenfeld ( Ange Bassignano ), Jean-Pierre Darroussin ( Caporal Gordes, alias Biscotte ), Marion Cotillard ( Tina Lombardi ), André Dussollier ( Pierre-Marie Rouvières ), Ticky Holgado ( Germain Pire)

Dans les tranchées de la Somme pendant la Première Guerre mondiale, cinq soldats sont accusés, à tort ou à raison, de s'être mutilé eux-mêmes pour échapper à leur devoir. Condamnés à mort par une cour martiale, ils ne sont pas fusillés mais ils sont conduits jusqu'à un avant-poste nommé « Bingo crépuscule » et abandonnés à leur sort dans le no man's land qui sépare les deux camps. Parmi eux figure Manech, le fiancé de l'héroïne du film, une jeune boiteuse romantique prénommée Mathilde.

Du roman de Sébastien Japrisot, Un long dimanche de fiançailles garde la trame de faux polar dont l'enquêtrice principale serait une jeune Bretonne têtue, suffragette qui s'ignore. Mais le cinéaste n'en fait que l'arrière-plan. Ce qui l'intéresse depuis toujours, c'est créer un monde. Avec son enfer - les tranchées -, son paradis - une maison de Bretagne qui pourrait être celle d'un album pour enfant, genre Caroline et ses amis - et, entre les deux, une Belle Époque soigneusement stylisée, pas plus ou pas moins vraie que le Montmartre d'un certain précédent film.

Mathilde ne croit pas au décès de son amoureux, porté disparu. S'il était mort, elle le saurait. Forte de cette intuition, Mathilde mène son enquête et recueille peu à peu les indices qui vont l’amener à découvrir ce qui s’est passé ce jour là à « Bingo crépuscule », à retrouver des survivants, et finalement Manech.

Dans l'une des scènes du film, on voit l'un des soldats condamné à mort, tenter de se rendre aux Allemands en criant « Ne me tuez pas ! Je suis Corse, pas Français ! ». Une polémique s'en est suivie en Corse.

On retrouve dans ce film de nombreuses sources d'inspiration, la couleur sépia de l'image évoque l'atmosphère des albums de bande dessinée de Jacques Tardi, et la bande sonore rappelle le thème du film Les Sentiers de la gloire, où Kubrick aborde, en 1957, le même thème sur un ton plus sombre .

Entre gris et jaune, le film ne propose pas une scène qui ne soit "colorée". Ainsi, toutes les séquences – très réussies – de guerre présentent une photographie aux tons dominants gris, très bien associés aux combats et aux tranchées. Mais, pour contraster littéralement avec ces images, Jeunet donne à toutes les autres une couleur jaune/marron très marquée, parfois même gênante.
Les séquences dans les tranchées sont très réalistes, elles changent beaucoup des scènes de guerre que l’on a l’habitude de voir. Les explosions, associées à des bruits assourdissants, font littéralement trembler la salle. Jeunet réussit à montrer l’horreur des tranchées sans pour autant tomber dans l’effusion de sang et de cadavres.


* Les temps qui changent d'André Téchiné, sorti en 2004, scénario de André Téchiné, Laurent Guyot & Pascal Bonitzer , durée : 90 mn; avec Catherine Deneuve ( Cécile), Gérard Depardieu ( Antoine Lavau), Gilbert Melki ( Natan), Malik Zidi ( Sami), Lubna Azabal ( Nadia/Aïcha), Tanya Lopert ( Rachel Meyer), Nabila Baraka ( Nabila), Idir Elomri ( Saïd), Nadem Rachati ( Bilal), Jabir Elomri ( Saïd)

Antoine arrive d’Europe pour superviser la construction d’un centre audiovisuel dans la zone franche de Tanger. Il est chargé d’accélérer les travaux.
Mais le but secret de son voyage est de retrouver Cécile qu’il n’a jamais cessé d’aimer avec un acharnement silencieux depuis plus de trente ans. Cécile a oublié Antoine. Elle a émigré en Afrique du Nord et a traversé les épreuves de la routine conjugale avec Nathan, un médecin juif marocain plus jeune qu’elle. Ils ont un fils, Samy. Il vit à Paris et leur rend visite pour les vacances.

C’est la fin de l’été et Samy débarque chez ses parents avec sa compagne Nadia qui élève un enfant de père inconnu. Samy et Nadia forment un couple chaste mais solide. Alliés contre l’adversité, ils s’arment et se protégent pour vivre leurs passions. Nadia doit apprendre à se séparer d’Aïcha, sa soeur jumelle, au prix d’un violent combat avec ses démons. Samy doit apprendre à concilier son attirance pour Bilal et sa tendresse pour Nadia.
Pendant ce temps, seul et riche, loin du tourbillon de la vie, Antoine, le revenant, va brandir son exigence amoureuse, son idéal intact et définitif.
Enfermé dans sa folie douce, est-il crédible? Ce n’est qu’un rêve, lui répondra la réaliste Cécile. Mais pourtant, tout reste possible.

Téchiné reforme pour la sixième fois le couple mythique Deneuve-Depardieu:
Deneuve, avec son bob vissé sur la tête, ce n'est déjà plus tout à fait Deneuve. Le chapeau, ni ostentatoire ni incongru, lui dessine le visage d'une maman entre deux âges, expatriée de longue date.
Depardieu lui aussi est à la fois retrouvé et inédit, il est cravaté, retranché en lui-même, comme absent au monde alentour et porte sur ses épaules toute l'audace romanesque du film. Antoine est l'un des plus beaux personnages jamais joués par Depardieu : un homme à femmes, mais l'homme d'un seul amour. Il est à la fois immergé dans la réalité la plus concrète par son travail, mais foncièrement idéaliste. C'est un sentimental intelligent, insomniaque, parlant tout seul, poursuivant une chimère d'un autre âge que le sien : reconquérir le cœur de l'autre personne, la seule, celle qui donne sens à sa vie. Il faut voir comment, faute d'oser aller droit vers elle, il finit par repérer Cécile à la caisse d'un supermarché, se cache derrière une plante verte pour l'observer, puis prend la fuite et, dans la panique, se jette dans une baie vitrée. Moment de terreur adolescent, effusion de sang reppelant Antoine Doinel dans Baisers volés.

Dans sa précision, sa générosité, le film épouse le vacillement de chacun, mais ne laisse chuter personne. Ce principe de mouvement perpétuel, qui sépare les uns des autres, la réalité des illusions, et le présent du passé, Téchiné en fait résolument l'éloge.
Tant mieux si les temps changent. A coups de nuits en ville ou de dérives sur les falaises, à la faveur d'une panne d'essence ou d'une morsure de chien, chaque personnage est conduit à retrouver, fût-ce à titre provisoire, le fil de son désir et celui de ses sentiments. Voire à oser marquer la différence entre les deux. Qu'il s'agisse des amants d'autrefois, du mari, du fils, de l'amie de ce dernier, une seule question importe, déclinée en échos multiples : avec qui a-t-on envie d'être, ici et maintenant ?
Car si Depardieu suscite une sympathie constante en amoureux obsessionnel, Catherine Deneuve assume une partition plus compliquée. De façon inédite, Téchiné la filme pendant les trois quarts du temps comme la figure un peu limitée du refus et de la raison, avant de lui restituer in extremis ce statut d'héroïne fêlée qu'il a inventée pour elle il y a plus de vingt ans. Or c'est de cette conversion si tardive et soudaine que jaillit la plus vive émotion. Voilà aussi en quoi sont tenues les promesses du titre.


Plus de cinéma . Des remarques! des questions? Venez déposer librement vos réactions sur les pages wiki cinéma de NezumiDumousseau