| François Truffaut et Jean RenoirJean Renoir, Cinéaste français puis américain (Paris, 1894 — Beverly Hills, 1979). Un texte de Truffaut sur La Grande Illusion |
Les deux cinéastes que Truffaut admirait le plus et qui ont chacun eu une influence décisive sur son œuvre sont Jean Renoir et Alfred Hitchcock. Truffaut n’a pas écrit d’ouvrage sur Jean Renoir, mais il exprime son admiration pour ce cinéaste en rédigeant l’introduction du livre que Jean Bazin, en 1971, lui consacre. Il écrit notamment : « Je ne suis pas loin de penser que l’œuvre de Jean Renoir est celle d’un cinéaste infaillible... C’est grâce à la familiarité que Renoir a réussi à tourner les films les plus vivants de l’histoire du cinéma, ceux qui respirent encore quand on les projette quarante ans après leur tournage. » Il écrit également : " Ce n’est pas le résultat d’un sondage mais un sentiment personnel : Jean Renoir est le plus grand cinéaste au monde ".Et il ajoute : " Ce sentiment personnel, beaucoup d’autres cinéastes l’éprouvent également et d’ailleurs, Jean Renoir n’est-il pas le cinéaste des sentiments personnels ? "
En 1957, François Truffaut fonde sa propre maison de production, « Les films du Carrosse », Ce nom est un hommage direct au film de Jean Renoir : Le Carrosse d'or ( sorti en 1952). Ce film, tiré de l’œuvre de Mérimée, recourt aux conventions de la commedia dell'arte pour offrir une magistrale réflexion sur les frontières du théâtre et de la vie. Anna Magnani y est une inoubliable Camilla, courtisée par un vice-roi sud-américain, par un torero et par un acteur; repoussant ses trois galants, elle choisira finalement le théâtre. Les deux films adaptés des romans d'Henri-Pierre Roché,Jules et Jim et Les deux Anglaises et le Continent doivent beaucoup au style et aux thèmes de Renoir, comme La Chienne (1931) ou Partie de Campagne (1936). Films sur les sentiments, ils évitent la mièvrerie par une certaine distanciation. Cette distance est introduite dans La Chienne via la marionnette qui en ouverture dit " Les personnages n'en sont ni des héros ni de sombres traîtres. Ce sont de pauvres hommes comme moi, comme vous. Il y en a trois principaux : lui, elle et l'autre " Les deux films de Truffaut, autour du triangle, une femme et deux hommes pour Jules et Jim, deux femmes et un homme pour Les deux Anglaises, évitent la banalité par la distance introduite par un commentaire littéraire, volontairement neutre. Renoir comme Truffaut se gardent bien de juger leurs personnages, ils respectent leur liberté mais aussi leur vulnérabilité et leur souffrances, sans chercher à nous tirer des larmes. Le caractère romantique et lyrique des images des Deux Anglaises et le Continent est volontairement tempéré par des commentaires distanciés. Le premier baiser de Claude et d'Anne dans son atelier est commenté par Claude: " Va-t-elle s'écrier, me donner une claque? mais non..." De même le premier rapport intime entre Muriel et Claude est décrit de façon clinique: "Le ruban éclata, après une résistance bien plus vive que chez Anne. .. Il s'agissait pour Claude d'armer Muriel-femme contre lui". |
Dans son introduction à son livre " Les aventures d'Antoine Doinel " Truffaut écrit : " C'est justement Renoir qui m'a appris que l'acteur jouant un personnage est plus important que ce personnage " et aussi " Antoine Doinel est devenu la synthèse de deux personnes réelles, Jean-Pierre Léaud et moi " tout en reconnaissant que "progressivement Antoine Doinel s'est éloigné de moi pour se rapprocher de Jean-Pierre "
De la même manière Renoir reconnaissait que Le Carrosse d'or avait été fortement influencé par l'actrice Anna Magnani et Elena et les hommes par Ingrid Bergman. Sur ce point l'opposition avec Hitchcock est totale. En effet celui-ci exigeait que l'acteur se soumette totalement au scénario et à la conception générale du film. Par contre Renoir modifiait régulièrement le plan de tournage et le scénario selon les impulsions de ses acteurs.
Le cycle Antoine Doinel (Les Quatre Cents Coups, Antoine et Colette, Baisers volés, Domicile conjugal et l'Amour en fuite) met donc en scène des personnages ordinaires ( issus de la vie de Truffaut et de Jean-Pierre Léaud) présenté de façon extraordinaire.
Dans
les films de Renoir comme La Chienne et Le Crime de Monsieur
Lange ( 1936) le réalisme et l'intimité sont suggérés
par l'utilisation de cadres ajoutés comme des portes ou des fenêtres
et par l'exploration d'une cour intérieure d'immeuble comme lieu central.
Ces deux aspects symbolisent le fait qu'il existe une réalité complexe,
au delà des cadres ou derrière les personnages secondaires qui sont
rencontrés régulièrement dans la cour et les escaliers.
Cette méthode est reprise dans Domicile Conjugal où
Antoine travaille au milieu de la cour et dialogue avec des personnages variés.
Cette capacité à communiquer qui progresse au cours du film, marque
une évolution dans le personnage d'Antoine Doinel, jusque là plutôt
solitaire.
Une autre caractéristique
du cinéma de Jean Renoir est de nous donner en permanence une image de
tolérance. La Règle du Jeu (1939) illustre parfaitement
ce point: " Tout le monde a ses raisons" peut-on y entendre. Truffaut a toujours
admiré ce film; dans sa jeunesse, il notait les films qu'il voyait et leur
attribuait des étoiles. La Règle du Jeu avec 12 étoiles est
en tète du palmarès.
Cette tolérance envers le comportement
des individus se manifeste dans Le Dernier
Métro où le réalisateur nous présente
sans critique mais aussi sans complaisance Jean-Loup le metteur en scène
homosexuel, Arlette la décoratrice lesbienne et aussi Marion, l'héroïne
jouée par Catherine
Deneuve, infidèle à son mari enfermé, en
cédant à Bernard. Personne n'est jugé, ni approuvé,
dans ce contexte là l'important est ailleurs. Ce qui provoque un drame
dans La Femme d'à coté ( avec le même couple
Deneuve- Depardieu ) importe moins que la survie du théâtre ou la
résistance à l'occupant.
De même dans La
Nuit Américaine, pendant le tournage du film à l'intérieur
du film, chacun a ses problèmes et Ferrand le réalisateur (Truffaut
lui-même) sauve sa réalisation en évitant de porter des jugements
ou de prendre partie dans les intrigues qui se nouent. Le docteur Nelson, époux
de Julie, vient au secours du tournage en se montrant compréhensif lors
de la liaison entre sa femme et Alphonse, l'acteur principal (J.P.Léaud).
Même la mort accidentelle (perturbation extrême!) d'Alexandre n'empèche
pas son achèvement.
Dans un article Truffaut écrit : « N’oublions jamais que les idées sont moins intéressantes que les êtres humains qui les inventent, les modifient, les perfectionnent ou les trahissent... » et se sont surtout les liens personnels qu’il a su nouer avec ses maîtres qui lui ont permis de devenir un artisan habile à la façon d’Hitchcock et un poète humaniste et généreux à la manière de Renoir.
Extraits
de la préface de François Truffaut au "CinéRomanPhoto" La
Grande Illusion,
Paru chez BALLAND
La
Grande Illusion est un des films les plus célèbres du monde, un des
plus aimés; son succès a été immédiat dès 1937 et pourtant ce fut, pour Jean Renoir,
l'un des plus difficiles à entreprendre, comme il le raconte lui-même dans son
livre de souvenirs " Ma Vie et mes Films " :
" L'histoire de mes démarches
pour trouver la finance de la Grande Illusion pourrait faire le
sujet d'un film. J'en ai trimballé le manuscrit pendant trois ans, visitant les
bureaux de tous les producteurs français ou étrangers, conventionnels ou d'avant-garde.
Sans l'intervention de Jean Gabin, aucun d'eux ne se serait risqué dans l'aventure.
Il m'accompagna dans quantité de démarches. Il se trouva finalement un financier
qui, impressionné par la confiance solide de Jean Gabin, accepta de produire le
film ".
…../….
Bien des gens se sont interrogés sur la signification du titre : la Grande Illusion que Renoir n'a donné à son film qu'après l'avoir tourné et pourtant il suffit de bien écouter les dernières phrases du dialogue, lorsque Maréchal (Jean Gabin) et Rosenthal (Marcel Dalio) vont se séparer dans la neige à la frontière suisse : Maréchal : Il faut bien qu'on la finisse cette putain de guerre... en espérant que c'est la dernière. Rosenthal : Ah, tu te fais des illusions ! La Grande Illusion c'est donc l'idée que cette guerre est la dernière mais c'est aussi l'illusion de la vie, l'illusion que chacun se fait du rôle qu'il joue dans l'existence et je crois bien que La Grande Illusion aurait pu s'appeler La Règle du Jeu (et inversement), tant il est vrai que ces deux films, et bien d'autres de Jean Renoir, se réfèrent implicitement à cette phrase de Pascal qu'il aime à citer : " Ce qui intéresse le plus l'homme, c'est l'homme". | ![]() Une des affiches françaises |
Si
la carrière de Jean Renoir n'a pas toujours été facile, c'est que son travail
a toujours privilégié les personnages par rapport aux situations dramatiques.
Or, La Grande Illusion déroulant son action dans deux camps de prisonniers,
la situation forte, toujours souhaitée par le public, était créée automatiquement
: tout peut arriver dans un camp de prisonniers où même les menues actions de
la vie quotidienne prennent l'intensité de péripéties exceptionnelles. Pour les mêmes raisons le public a accepté et apprécié dans La Grande Illusion bien des composantes du style de Jean Renoir qu'il avait refusées ou boudées dans des films précédents: les changements de ton, le goût des généralités dans le dialogue, les paradoxes et surtout un sens très fort des aspects baroques de la vie quotidienne, ce que Jean Renoir appelle la "féerie de la réalité". |
![]() affiche américaine |
…../……
On ne trouvera pas dans la Grande Illusion une seule remarque, un seul détail qui serait négatif ou péjoratif pour l'Allemagne, la guerre elle-même y est montrée sinon comme un des beaux-arts au moins comme un sport. A un personnage qui s'excuse en disant : " C'est la guerre ", de Boeldieu répond " Oui, mais on peut la faire poliment " et à Penelope Gilliatt qui le questionnait trente ans plus tard pour le New- Yorker, Jean Renoir devait répondre : "En faisant la Grande Illusion, j'étais contre la guerre mais pour l'uniforme ".
Jean Renoir est donc une intelligence libre, un esprit de tolérance et pourtant, malgré le très grand succès de la Grande Illusion, bien des censures s'exercèrent contre ce film. Projeté au Festival de Venise 1937, le jury n'osa pas lui décerner le Grand Prix (qui alla à Carnet de Bal de Duvivier) et inventa un prix de consolation. Quelques mois plus tard, Mussolini interdisait purement et simplement le film que Goebbels en Allemagne se contentera dans un premier temps d'amputer de toutes les scènes où le personnage de Dalio exprime la générosité juive.
En France, par contre, lors de la reprise en 1946, le journaliste
Georges Altman se déchaînera contre le film qu'il accusera d'antisémitisme. A
cette époque de l'immédiate après-guerre, toutes les copies de la Grande
Illusion qui circulent à travers le monde sont incomplètes, ici et là
amputées de scènes différentes, et il faudra attendre 1958 pour que Jean Renoir
puisse restaurer enfin la copie dans son intégralité.
Les manieurs de ciseaux
n'avaient pas su voir, contrairement à André Bazin que " le génie de Renoir, même
quand il défend une vérité morale ou sociale particulière, c'est de ne jamais
le faire non seulement aux dépens des personnages qui incarnent l'erreur mais
même aux dépens de leur idéal. Il donne aux idées comme aux hommes toutes leurs
chances ".
En 1958, on a lancé à Bruxelles un questionnaire international
pour déterminer " Les douze meilleurs films du monde " et la Grande Illusion
a été le seul film français figurant sur la liste finale, cette Grande Illusion
qui avait été, pour Jean Renoir, émigrant aux États-Unis en 1940, le meilleur
passeport, la carte de visite prestigieuse qui devait lui permettre de poursuivre
sa carrière interrompue par la guerre : " Hugo Butler à qui on avait parlé de
moi comme metteur en scène possible (pour The Southerner), aimait la Grande Illusion
et il était prêt à accepter mes suggestions.
Sacrée Grande Illusion ! Je
lui dois probablement ma réputation. Je lui dois aussi des malentendus. Si J'avais
consenti à tourner de fausses Grandes Illusions, j'aurais probablement fait fortune".
Jean Renoir tout au long de sa carrière s'est donc moins intéressé à filmer
des situations que des personnages et - je vous invite ici à vous remémorer l'attraction
foraine qui s'appelle le " Palais des Miroirs " - des personnages qui cherchent
la vérité et se cognent aux vitres de la réalité. Jean Renoir ne filme pas directement
des idées mais des hommes et des femmes qui ont des idées et ces idées, qu'elles
soient baroques ou dérisoires, il nous invite ni à les adopter ni à les trier
mais simplement à les respecter.
Quand un homme nous paraît ridicule par
son obstination à imposer une certaine image solennelle de sa place dans la société,
qu'il s'agisse d'un politicien " indispensable " ou d'un artiste mégalomane, on
sait bien qu'il perd de vue le bébé râleur qu'il était dans son berceau et le
vieux débris râlant qu'il sera sur son lit de mort. Il est clair que le travail
cinématographique de Jean Renoir ne perd jamais de vue cet homme démuni, soutenu
par la Grande Illusion de la vie sociale, l'homme tout court.
François Truffaut, 1974