* Volver, de Pedro Almodóvar,
scénario : Pedro Almodóvar ; avec Penélope Cruz (Raimunda)
, Lola Dueñas (Sole) , Blanca Portillo (Agustina) , Carmen Maura (Irene) , Yohana
Cobo (Paula) , Chus Lampreave (tía Paula) , Leandro Rivera (Auxiliar) , Yolanda
Ramos (Présentatrice TV) ; photographie de José Luis Alcaine ; musique de Alberto
Iglesias et Estrella Morente. Durée 121 mn ; sortie le 19 mai 2006.
L'action se déroule entre un petit
village de la Mancha balayé par un fort vent d'Est et que l'on devine plein
de secrets et de superstitions et Madrid, ses quartiers de la classe ouvrière,
où les immigrés des différentes provinces espagnoles partagent leurs rêves, leur
vie et leur fortune avec une multitude d'ethnies étrangères. Trois générations
de femmes survivent au vent, au feu, et même à la mort, grâce à leur bonté, à
leur audace et à une vitalité sans limites. En castillan, Volver
signifie "revenir". La première séquence du film de Pedro Almodovar montre des
femmes balayant les pierres tombales d'un cimetière de village. Une première
manière de revenir des morts parmi les vivants. L'une d'elles, Raimunda, accompagnée
de sa fille Paula, a fait le voyage de Madrid jusque dans la Manche, celle du
Don Quichotte, pour entretenir la sépulture de ses parents. Un autre retour, de
la ville au village. Dans le cimetière, on explique à Paula pourquoi on n'y
voit que des femmes : les hommes meurent plus jeunes, souvent rendus fous par
le vent d'Est. Cette atmosphère féminine, ce mélange de fantastique et de trivialité,
c'est le retour d'Almodovar à un thème qu'il avait abandonné depuis Femmes
au bord de la crise de nerfs, en 1987. Le cinéaste renoue
deux des fils qui courent dans son uvre : l'un, récent, marqué par une virtuosité
raffinée dans l'art de construire et de donner vie à un scénario complexe, l'autre,
plus ancien, qui en faisait le metteur en scène flamboyant aussi bien des déboires
intimes les plus humiliants que des accidents les plus horribles, les unissant
dans un univers régi par des règles proches du surnaturel. |  |
Le scénario est si riche, les frontières entre le monde des vivants
et celui des morts si souvent franchies, et dans tous les sens, mais pour étrange
qu'il soit le scénario reste rationnel; les fantômes sont bien
vivants. Au cimetière, il y a Raimunda et Paula avec Sole , leur sur et
tante, et une autre Paula, la grand-tante . Sous la pierre tombale gît, en théorie,
Irene, la mère des deux femmes. Mais puisque le rôle a été confié à Carmen Maura,
il faudra bien qu'Irene retrouve une place sur terre.
Justement, deux
se libèrent : de retour à Madrid, Raimunda fait passer de vie à trépas son époux
qui a tenté de violer sa fille Paula ; et, au village, la vieille tante s'éteint.
Quand on l'enterre, on murmure qu'elle a passé ses dernières années en compagnie
du fantôme d'Irene. Entre la ville et le village, entre le récit du passé et ce
qui s'est vraiment passé, entre les trois générations de femmes, s'établit un
trafic si intense que seul Pedro Almodovar peut en rendre compte. Il y a là beaucoup
de comédie y compris pétomane et une énergie folle qui jaillit de partout : de
la mise en scène, peut-être un peu moins élégante que d'accoutumée, mais euphorisante
; du jeu des actrices aussi, et peut-être surtout.
Penélope
Cruz renait dans ce fim, Almodóvar s'est souvent attardé sur la plus belle paire
de seins du monde, en particulier dans une contre-plongée mémorable
qui déclenchera une pique dans les dialogues du film (mise en abîme
mammaire...): «Dis donc, tu n'avais pas ces nichons-là il y a dix ans ?»
Penélope Cruz retrouve son inspiration de En chair et en os et Tout
sur ma mère d'Almodóvar.
Penelope Cruz n'éclipse en rien
l'éclat de ses camarades, à commencer par Carmen Maura, que l'on voit apparaître
en mi-bas de contention et cheveux gris délavés, spectre d'elle-même. Mais il
ne faudrait surtout pas y lire une quelconque cruauté. aura ainsi ressuscitée,
c'est une Vierge en souillon, un grand rôle.
D'autres
caractères bien trempés se dessinent. Sole, sa sur timide, qui vit
d'un salon de coiffure clandestin, sa voisine, la grosse pute accorte, et surtout
sa fille qui va commettre l'irréparable : un soir de ivrognerie, son père veut
violer l'adolescente. Elle le tue d'un seul coup de couteau, scène que
nous ne voyons pas.
Par-delà le bien et le mal, ce crime moral n'est pas tant
une horreur condamnée qu'un nouveau défi domestique et concret pour Raimunda.
Comment se débarrasser du lourd cadavre du salaud , comment sauver sa fille ?
D'autres soucis de cette sorte vont bientôt encombrer son emploi du temps.
Coté positif, la reprise d'une gargote du quartier où ses talents de cuisinière
font un tabac. D'autres merveilles de ce genre, d'autres visions païennes surgiront
au détour des images, au coin des dialogues qui glissent en permanence du tragique
à l'hilarant.
Mais où sont les hommes ? Morts ou enterrés,
à peine gratifiés d'une présence aimable sous la forme d'un jeune régisseur de
cinéma qui organise les déjeuners de son équipe dans la cantine de Raimunda. On
pense, en voyant Raimunda mettre un superbe corsage décolleté qu'elle va craquer
devant son charme ; mais il devra se contenter d'un sourire commercial. C'est
l'idée d'Almodóvar : réelle ou imaginaire, la famille se conjugue au féminin.
De mère en fille, toutes surs. Sans renier d'où on vient mais sans
en rajouter en démonstration psychanalytique, Volver nous parle de transmission,
d'amour plus fort que tout, de chansons tristes qui font pleurer, de plaisanteries
populaires qui font rire.
Pedro Almodovar assume ouvertement
la référence au Roman
de Mildred Pierce de Michael Curtiz. Les deux films diffèrent certes sur
de nombreux points. Volver se construit dans un univers féminin, là où celui de
Mildred Pierce est infesté d'hommes désireux de la mère courageuse et de sa fille
plantureuse. Chez Almodovar, la complicité entre Raimunda et Paula est extrême,
quasi fusionnelle, contrairement à la relation unilatérale entre Mildred et Ida.
Pourtant, les deux mères ont le même réflexe d'amour, la protection envers la
fille tant aimée. L'ouverture d'un restaurant comme symbole d'indépendance, l'endossement
de la culpabilité comme preuve de tendresse. La peur du jugement de son propre
enfant revient continuellement dans les deux films qui parlent finalement des
mêmes choses : les limites d'un amour filial et familial.
Ce
film est une danse gaie et macabre. Il s'allonge à côté de la mort, il parle avec
elle : Almodóvar parle de «naturalisme surréel» pour ce récit censément
fantastique et au réalisme tranquille dans la façon de le mener.
Volver fait
la navette entre l'en deçà et l'au-delà, mais il revient aussi, comme une épopée,
au pays natal d'Almodóvar, un village de la Mancha où, certain soir de vent «qui
rend fou», il est parait normal que les mamies papotent avec leurs chers disparus.
C'est une fête des morts et des vivants.

La Raison du
plus faible, de Lucas Belvaux, film franco-belge, scénario de Lucas
Belvaux, musique originale de Riccardo Del Fra, image de Pierre Milon, durée
116 mn, date de sortie France le 19 juillet 2006;
avec Eric Caravaca ( Patrick
), Natacha Régnier ( Carole ), Lucas Belvaux ( Marc ), Patrick Descamps ( Jean-Pierre
), Claude Semal (Robert), Elie Belvaux (Steve ), Gilbert Melki ( le ferrailleur
), Théo Hebrans ( le vieux joueur de cartes ), Philippe Anciaux ( le commissaire
Magis)
A Liège,vivent Patrick et Carole, un jeune couple qui ne
s'en sort plus, Jean-Pierre et Robert, deux anciens métallos au chômage, dont
un paralytique, et Marc, un petit délinquant repris de justice qui voudrait bien
se ranger et a trouvé un travail à la chaîne dans une brasserie.
L'étincelle qui va mettre le feu aux poudres est la panne du moteur de la
mobylette de Carole, sans laquelle elle ne peut se rendre à la blanchisserie industrielle
où elle gagne péniblement la paie du ménage. Patrick, sans emploi, n'a
pas de quoi lui en acheter une nouvelle, et refuse par fierté l'aide d'un beau-père
qui lui fait sentir son mépris. L'idée qui va germer dans le cerveau de ces hommes
est aussi simple qu'est délirant son projet : se procurer l'argent nécessaire
à l'achat d'une nouvelle mobylette en exécutant un casse, assorti d'une prise
d'otages, chez des ferrailleurs qui démantèlent les usines. |  |
La préparation de ce hold-up va donner lieu à une effervescence d'autant
plus joyeuse et grotesque que les protagonistes sont a priori peu taillés pour
l'action violente, la considérant avant tout comme un geste presque ludique de
révolte et de réappropriation d'une dignité bafouée.
Ce film célèbre l’amitié,
la solidarité et même la fraternité, ce qui est rare dans le paysage actuel.
Il ose, en plus, et avec fierté, célébrer l’« aristocratie de la classe ouvrière
» en évoquant les sidérurgistes aujourd'hui sur la touche. L’émotion
est présente lorsqu’une nuit, pour convaincre Marc de participer à leur
hold-up dément, Robert lui raconte « son » usine. Celle où, comme tant d’autres,
il a passé trente ans de sa vie. Celle qui leur servait à tous de famille, lorsque
la vraie se disloquait à force de pauvreté et de désespoir. Celle qui leur prenait
tout, même les jambes de Jean-Pierre, mais qu’ils aimaient au point d’en pleurer
quand on les a virés : « Cinq générations qu’on s’est fait exploiter, et quand
on commençait tout juste à gagner un peu plus que la misère pour vivre, c’était
encore trop, pour eux. Alors “ils” sont partis ailleurs, plus loin, chercher des
gens plus pauvres, plus fragiles... »
C’est un film à l’ancienne. Avec
des répliques très écrites comme celles qui opposent Jean-Pierre à Robert, soudain
énervé : « T’es vraiment un con. – Je le sais, tu me l’as déjà dit. – Oui,
mais t’es tellement con que ça vaut la peine de te le dire deux fois ! »
Jean-Pierre et Robert sont l’âme de cette histoire, qui commence comme un constat
social, flirte avec la comédie à l’italienne (la préparation enfantine du hold-up
rappelle irrésistiblement Le Pigeon, de Monicelli), pour se clore en thriller
noir à l’américaine.
Seule la fin, trop longue, ne cadre pas avec cet ensemble
courageux. De longues minutes, les hélicoptères volent ; les flics hurlent, les
coups de feu claquent, comme dans un polar spectaculaire que ce film n'est pas.
Et la scène où le gangster romantique distribue aux pauvres des
billets volés qui, soudain, tourbillonnent a un goût de déjà
vu.
Mais les qualités du film sont bien réelles: Patrick,
l'intellectuel au chômage, muré dans son orgueil imbécile, mais tout fier,
un bref instant, d’être complimenté par ses potes qui se sont invités à dîner
pour l’excellence des légumes qu’il a réussi à faire pousser dans son jardin.
Ou Natacha Régnier, si lumineuse, qui se demande, brusquement, si son homme, dont
elle découvre les faiblesses, ne la quittera pas pour une plus jeune quand elle
aura 40 ans. Le film jongle entre drôlerie et tristesse. Même si la mélancolie
qui le cerne, tout du long, semble l’emporter sur la fin, cette victoire est dérisoire,
une victoire à la Pyrrhus. Contrairement à bien des cinéastes qui la refusent
ou sont tout simplement incapables de la susciter, Lucas Belvaux insuffle à son
film une énergie féroce. Et qu’importe, après tout, que ce soit celle du désespoir.
* Sarajevo, mon Amour
(Grbavica) réalisation et scénario de Jasmila Zbanic
, coproduction Bosnie, Croatie, Allemagne, Autriche, musique Enes Zlatar, image
Christine A. Maier, montage Niki Mossböck, durée 90mn, dates de sortie:
12 février 2006 (Berlinade), 20 septembre 2006 (France);
Ours d'Or Berlin 2006;
avec Mirjana Karanovic (Esma ), Luna Mijovic(Sara),
Leon Lucev (Pelda), Kenan Catic (Samir)
Esma habite Grbavica, un quartier populaire,
dans les faubourgs de Sarajevo, et y élève seule Sara, sa fille de 13 ans, ado
boudeuse et sauvage. Elle vit dans un petit appartement où le jour peine à se
glisser, traverse quelques rues frissonnantes pour rejoindre une boîte de nuit
mal famée où elle cherche à gagner, comme serveuse, de quoi payer la prochaine
excursion scolaire de Sara. Esma est forte et touchante mais elle a un
secret, atroce. On le devine à ses dérobades, dès que sa fille tente d’en savoir
un peu plus sur un père mort « en héros », pendant la guerre. On le pressent lorsqu’au
hasard d’un frôlement dans le bus, d’un éclat de voix masculines, d’un détail
infime comme un simple jeu de bataille avec sa fille ou la mise à mort d’une truite
chez le poissonnier, le visage d’Esma devient brusquement celui d’une proie. Vies
brisées, fantômes innombrables et exils intérieurs hypothèquent l’avenir. A travers
l’amour aussi profond qu’empoisonné, entre Sara et Esma, Jasmila Zbanic s’interroge
sur la condition de victime. Autour de ce couple mère-fille, chaque personnage
porte le deuil à sa manière, qui d’un père mort au front, qui d’un amour jamais
advenu, qui d’une carrière définitivement brisée. Le constat est sombre.
Pauvreté, mafia, dépression, Sarajevo survivante est malade de tout ce gâchis.
« Si je devais me souvenir de tout je me flinguerais », remarque l’un des
héros. Mais le tableau se nuance constamment de tendresse et d’énergie. En un
mot : d’espoir. Le film plaide plutôt en faveur de la mémoire. Il ne s’agit ici
ni de vengeance car les bourreaux d’hier comptent moins que les traces qu’ils
ont laissées, ni d’oubli, mais de vérité, condition indispensable de toute guérison.
| 
|
Dans
ce destin croisé d'une mère et de sa fille tout est sous-jacent, rempli de silences
et de traumatismes. L'importance de la musique et la mise en scène très intime
humaine multiplient les non-dits et nous renseignent sur l'état d'individus qui
se cherchent : la relation naissante de la mère, intérieurement en ruine, fait
pendant aux premiers émois de la fille dans un immeuble et un quartier délabré
et marqué par les bombes. Cette dernière qui n'a pas réellement connu la guerre
est contrainte de la subir indirectement à travers les morts multiples des uns,
la vie difficile des autres et un secret qu'on devine peu à peu. Elle se rebelle,
ira même jusqu'à braquer une arme sur sa mère, mais elle est révoltée essentiellement
contre un monde qu'elle découvre et qu'on lui refuse, qu'elle aimerait voir évoluer
mais qui la rejette. La reconstruction doit venir de l'intérieur, de l'acceptation
d'un passé innommable mais pourtant libérateur.
La
séquence finale en est l'illustration parfaite. Une fois l'abcès crevé à propos
de son père, soit disant mort en héros, la fillette se punira pour les mensonges
de sa mère, d'une manière évocatrice : en se rasant le crâne. Si elle se délivre
alors de l'empreinte de son géniteur puisqu'elle a, d'après sa mère, les mêmes
cheveux que lui ; par ce geste hautement symbolique elle fait un bond de soixante
ans dans le temps et dans la mémoire collective, expiant le secret de sa mère,
pourtant victime, comme on punissait les femmes françaises amoureuses de soldats
allemands en 1945. Mais ceci leur permettra à toutes deux de retrouver leurs racines
et de pouvoir enfin commencer à vivre : la fille en chantant enfin, reprenant
par cet acte sa place dans le monde, la mère en n'ayant plus peur de se mentir
et en se libérant d'un passé chargé.
Loin du
titre original Grbavica, qui évoque le quartier où se situe le film, le titre
français Sarajevo, mon amour, a une double raisonnance: c' est le refrain d'une
chanson populaire bosniaque que l'on entend effectivement à un moment clé du film.
Mais ce titre fait surtout penser au film d'Alain Resnais, Hiroshima
mon amour, car il existe un lien thématique assez important : tous deux
parlent de la reconstruction psychologique d'individus marqués par une guerre
terminée quelques années auparavant, et du travail de la mémoire. Mais dans la
capitale bosniaque pas de passion charnelle. Les protagonistes vivent davantage
une Passion christique et semblent à la recherche d'une catharsis difficile à
atteindre : ce qu'ils veulent enfouir, cacher, leur revient de manière inattendue
et surtout extrêmement brutale.
Jasmila Zbanic
capte d’emblée une mélancolie diffuse dans la grisaille de ce quotidien. C’est
le trauma d’une société tout entière qu’elle nous présente, avec une poignante
délicatesse.Cette maîtrise, étonnante pour un premier long métrage, a d’ailleurs
valu cette année à la réalisatrice un Ours d’or bien mérité au festival de Berlin.
*
Indigènes, de Rachid Bouchared, film francais(+belge,algérien,marocain),
scénario et dialogues de Rachid Bouchareb et Olivier Lorelle, musique originale
de Khaled, Armand Amar, image de Patrick Blossier, durée 125 mn, date de
sortie en salle France le 27 septembre 2006; prix collectif d’interprétation masculine
aux cinq premiers rôles au Festival de Cannes 2006;
avec Sami Bouajila (Abdelkader),
Roschdy Zem (Messaoud) , Samy Naceri (Yassir), Jamel Debbouze (Saïd), Bernard
Blancan (Martinez), Mathieu Simonet (Leroux), Aurélie Eltvedt (Irène).
En 1943, l'armée française enrôle des africains pour
combattre en France. Qu'ils viennent du Sénégal, du Cameroun, d'Algérie ou du
Maroc, ces hommes, appelés "les indigènes", s'engagent pour différentes raisons:
payer un mariage, lutter contre le nazisme, sortir de la misère ou échapper à
une mère trop protectrice. Ils ont tous foi en ce qu'ils font et pensent, non
sans naïveté, libérer le pays colonisateur et inscrire leur nom dans l'histoire.
Envoyés aux avant-postes lors des batailles sanglantes, ces hommes ont été de
la chair à canon. Ce sont 130 000 " indigènes " d'Afrique du Nord et d'Afrique
noire qui ont combattu, souvent aux premières lignes, pour libérer l'Europe du
joug nazi. Bouchareb honore leur mémoire. En Italie, en Provence puis dans les
Vosges, ces " indigènes " qui parlent arabe entre eux vont devoir se battre doublement,
en se montrant parfois plus français que les Français. |  |
C'est une guerre dans la guerre que filme Bouchareb, en pointant notamment
certaines différences de traitement injustes (repas, permissions, pensions…).
Mais cet aspect de réquisitoire, non dépourvu d'effets démonstratifs, ne doit
pas faire oublier qu'Indigènes est aussi et peut-être surtout un film de guerre
réaliste et poignant.
" Indigènes " n'encense pas la guerre. Bien au contraire,
il la dénonce. Les scènes guerrières ne cachent ni la violence ni la peur et révèlent
l'humanité de chacun. Si la violence n'atteint pas celle du " Soldat
Ryan" , la représentation des scènes de bataille est très réaliste, analysant
efficacement l'effet de la peur. De plus cette représentation est plus équilibrée
et progressive , à l'inverse du film de Spielberg qui tapait très fort d'entrée
pour s'effilocher ensuite.
Le film dénonce le racisme et la ségrégation.
De nombreuses scènes montrent l'injustice dont sont victimes ces soldats. La guerre
était dure pour tous mais un peu plus pour ces hommes. Pour les métropolitains
les permissions étaient très rares, pour eux elles n'existaient pas. Les prémisses
du conflit algérien qui devait débuter dès les incidents de Sétif en 1945 sont
bien analysés.
Le scénario comporte quelques faiblesses. La présence de
Jamel Debbouze, incontestable, conduit cependant à des invraisemblances comme
celle de voir un soldat de deuxième classe doté d'un pistolet d'officier. Mais
surtout l'histoire se présente comme une suite de chapitres pas très bien liés
Malgré
tout ce film est salutaire et courageux. On gardera en mémoire la scène des tomates,
du courrier censuré ou du ballet classique conduisant à une émeute. Forts et pertinents,
ces moments sont autant de blessures pour ces soldats victimes de leurs origines
et des préjugés. Certains que grâce à eux les choses et le regard des autres vont
changer, ils se heurtent à une réalité sans concession. Mais ils ne baissent pas
pour autant les bras et continuent de croire en ce qu'ils font. L'apothéose est
la scène du village des Vosges. Sublime séquence dans laquelle les masques tombent,
les hommes luttent jusqu'au dernier moment sans abandonner.
*
Le Pressentiment , de et avec Jean-Pierre Darroussin,
scénario de Jean-Pierre Darroussin et Valérie Stroh, d'après le roman homonyme
de Emmanuel Bove (publié en 1935); photographie : Bernard Cavilie,
montage: Nelly Quettier, durée 105 min, sorti le 04 octobre 2006; Prix
Louis-Delluc du premier film 2006; avec Jean-Pierre Darroussin ( Charles
Bénesteau ), Didier Bezace (Albert Testat ), Valérie Stroh (Isabelle Chevasse
), Hippolyte Girardot (Marc Bénesteau ), Nathalie Richard , Maurice Chevit , Jacques
Weber , Anne Canovas. Charles Benesteau rompt
avec la grande bourgeoisie à laquelle il appartient. Il quitte femme, famille
et amis pour aller vivre solitaire et anonyme dans un quartier populaire du nord
de Paris. Là, sa volonté d’être un autre homme, de s’extraire de l’histoire, de
s’effacer pour devenir celui qu’il rêve d’être se heurte à de nouvelles intrigues.
Que cherche-t-il exactement ? A avoir la paix ? A trouver la vérité suprême ?
Il a en tout cas rompu avec ses privilèges, sa classe sociale, son métier d’avocat
et son épouse. Il loge maintenant dans un quartier populaire de Paris et mange
placidement des sardines en boîte. Mais il n'a pas complétement rompu avec sa
famille, il accueille encore volontiers ses frères et sa sœur, qui s’inquiètent,
ne comprennent pas son attitude, mais on sent qu’il n’a plus grand-chose à leur
dire. |  |
Charles Benesteau œuvre à se détacher des contingences
et accessoirement à faire le bien. Il vit comme un pauvre, mais n'a pas renoncé
totalement à l'argent, car son compte en banque est toujours bien garni, mais
il préfère le donner et prend même plaisir à se faire gentiment arnaquer. Son
renoncement est une force désintéressée.
Ce personnage
qui garde toujours sa chemise blanche (sans cravate) et sa veste malgré son déclassement
volontaire ne devient pas un ermite oisif et insociable. Certes, Benesteau, personnage
en creux, spectateur de sa propre vie, ne s’active pas beaucoup : il lit, écrit
une sorte de journal de bord poétique. Mais il est vite rattrapé par le réel encombrant
en la personne de Sabrina, une jeune adolescente dont la mère est dans le coma
à l’hôpital après une agression sauvage de son mari. Benesteau décide de la garder
chez lui. Une voisine, trop bonne pour n’être pas sans arrière-pensées, se propose
de l’aider. Non dépourvu d’absurde, un drôle de ménage à trois se forme, composé
d’une commère fringante, d’une ado mutique qui en veut à la terre entière et de
Benesteau, décidément incertain.
Mais un jour Benesteau se laisse dériver aux confins
d’un territoire abstrait, à la fois palpitant et inquiétant, cerné par la mort.
Ce glissement était ce qu’il y avait de plus difficile à filmer et Darroussin
s’en tire très bien, comme dans la belle séquence du métro aérien, sur ce tronçon
de rêve près de Passy, où Benesteau, hagard devant un couple de jeunes filles
japonaises, n’est plus vraiment lui-même. Une sorte de désarroi calme et profond
gagne le film. Le cinéma est majoritairement fasciné
par l’action, représenter un homme qui s’est (presque) arrêté d'agir, un homme
qui réfléchit, qui s’interroge, écrit un peu, regarde le monde, pense à la méchanceté,
au mensonge, à sa propre mort; représenter un tel homme est un défi pour le cinéaste,
surtout pour un premier film. Par son sens du détail et de l’atmosphère cotonneuse,
par sa capacité à fixer avec netteté des choses aussi floues qu’un pressentiment,
Darroussin touche. Son détachement finit même par coller à la peau. |  |
Entretien avec Jean-Pierre Darroussin
(extraits):
Pourquoi avez-vous choisi d’adapter
un roman d’Emmanuel Bove intitulé Le Pressentiment pour la réalisation de votre
premier long métrage ?
Peut-être parce que ce livre,
que j’ai lu il y a vingt ans, est resté imprimé en moi depuis. J’avais gardé le
souvenir d’un récit assez mystérieux, hanté d’éléments troublants comme, par exemple,
la façon dont les personnages évoluent, et notamment le héros qui parvient à s’abstraire
du réel dans le sens où il ne vit pas la situation qui existe autour de lui. Il
est comme sur une scène de théâtre, il y circule sans être apparemment concerné
par le monde. Pour moi, la problématique traitée par Emmanuel Bove est la manière
dont on ne parvient pas à comprendre, à maîtriser son existence...
Le fait
que le spectateur ne sache plus vraiment s’il est dans la réalité ou non, rejoint
le propre du déroulement du film, car le héros s’abstrait aussi du réel bien que
le réel cherche toujours à le rattraper et à le rendre objectif. Or ce personnage
ne cherche qu’à être subjectif. Il veut être son propre sujet. En ça, Le Pressentiment
est un film sur une tentative de désaliénation, une recherche de libération du
fonctionnement de tout ce qui peut vous enfermer inconsciemment ou consciemment
dans des schémas. Et si ce sujet m’a, comme ça, tenu sans que je le sache pendant
si longtemps, si j’y suis revenu, je pense que c’est aussi parce que c’est un
sujet sur le déclassement que j’ai vécu dans ma vie et à travers mon métier. Etre
acteur m’a amené à savoir vraiment ce que c’est que d’être issu d’un milieu et
d’aller vers un autre.
Moi aussi j’ai changé de classe sociale, j’ai vécu
un processus d’ascension sociale, et je ne savais pas ce que j’allais y gagner.
Le héros du Pressentiment vit le contraire. Il sait ce qu’il abandonne en allant
dans une classe socialement moins riche. La vie est tellement différente quand
on vit dans la protection et le confort, a contrario elle est plus dure, plus
âpre pour tout. La beauté par exemple fait que l’existence est beaucoup plus simple,
aimable, reposante. Quand vous habitez dans un lieu avec une vue magnifique vous
êtes déstressé assez naturellement, en communion avec le monde alors que lorsqu’on
nage au milieu de la vulgarité, c’est beaucoup plus difficile de se dépêtrer de
ses aliénations. Donc en se déclassant volontairement, le héros du Pressentiment
est un véritable aventurier.
Pourquoi cette
problématique vous a-t-elle spécialement touché ?
Parce
que je ne me sens pas totalement impliqué dans la vie. J’essaie toujours de rester
dans un état d’affranchissement d’une codification trop élaborée de notre société
où tout est trop standardisé, dans laquelle il faut essayer de correspondre au
schéma qu’on a tenté de vous inculquer et de m’inculquer. C’est pour cette raison
qu’il y a à la fin du film une réplique écrite à propos du personnage que je joue
: « Il était quand même un peu spécial ». Cette phrase je l’entends souvent à
mon propos.
Qu’est-ce que cette première réalisation
vous a révélé ?
D’abord j’ai compris que réaliser
était un métier de grande solitude. On est vraiment seul par rapport à la vision
qu’on a des choses, par rapport à la responsabilité du dosage des différents éléments
du film. Et même si l’on bénéficie de la confiance, des réflexions et des compétences
de tout le monde, il y a quand même des moments où l’on est très seul vis-à-vis
de ses choix, mais c’est aussi ça qui est vraiment passionnant par rapport au
métier de comédien. Je vois bien que je n’aurais pas pu réaliser autrement. Quand
je regarde le film, je suis assez content. Il y a la fluidité que je pressentais
et souhaitais dès le découpage. Il me semble qu’on ne remarque pas les mouvements
de caméra et pourtant il y en a pas mal, ça bouge assez. Il y a une espèce d’abstraction
de la mise en image qui me plait.
Des
questions? pour me joindre...