Cœurs, film français de Alain Resnais

Cœurs d'Alain Resnais, scénario de Jean-Michel Ribes
d'après une pièce de Alan Ayckbourn ( Private Fears in Public Places ) ,
en compétition officielle au Festival de Venise 2006 . Il obtient le Lion d'argent.

Dan, militaire récemment déchargé de ses fonctions, se réfugie dans l'alcool pour échapper à toute vie sociale. Sa fiancée Nicole s'obstine malgré tout à croire en leur couple. Gaëlle cherche désespérément l'amour mais toutes ses tentatives restent vaines.
Son frère Thierry, agent immobilier, est très attiré par sa collègue Charlotte qui entretient avec lui un jeu pervers masqué par une attitude dévouée et pieuse. Quant à Lionel, il lutte contre sa solitude en partageant sa vie entre son activité de barman et l'attention qu'il accorde à son père Arthur, vieillard invalide et hargneux.

On trouve dans ce film six personnages parisiens aussi bien installés dans leurs vies professionnelles que dans leurs solitudes étanches.
Ils fonctionnent par paire, mais pas toujours par couple. Gérant et employée, père et fils, frère et sœur, fiancé et femme : le binôme est la structure unique du film, même si aucune de ces alliances n'est prémunie contre la dislocation.

Si le ton de Cœurs est souvent allègre, toujours fluide et soyeux, parfois même cocasse, son goût est définitivement celui de la cendre, élément naturel qui ressemble à s'y méprendre à la neige qui ne cesse de tomber sur Paris et qui dépose son suaire pelliculeux sur les épaules des personnages du premier au dernier plan (vieille obsession de Resnais depuis, au moins, l'Amour à mort ). Le tourbillonnement des flocons dans la nuit vient régulièrement tourner les pages du séquencier qui donne au film son rythme livide et solennel. Chacun des personnages dégage une force et une vérité écrasantes, qui font vibrer en nous les cordes les plus sensibles et profondes, même si leur normalité apparente s'emploie obstinément à masquer leur désespoir sous une superficialité de convenance. Car, comme tout être humain, ces parfaits objets sociaux ont leurs petites failles, leurs perversions bénignes et presque douces... d'où peuvent surgir, au moindre grain de sable, des gouffres abyssaux.

En adaptant une pièce du dramaturge Alan Ayckbourn, comme il l’avait fait dans Smoking-No smoking (1993), Alain Resnais réalise un tour de force comme à son habitude: un mariage de fantaisie et de gravité, de sens et, parfois, d’apparent non-sens, à l'anglaise. Charlotte est un dragon de vertu, mais aussi une dame de petite vertu : elle sème la confusion dans l’existence des autres, qui de toute façon ne veulent pas y voir clair, parce qu’ils ne veulent pas souffrir. La neige qui recouvre le décor et auréole ces personnages peut être celle des comédies hollywoodiennes d’antan, ou le voile de la morte saison.

Cœurs évoque également Mon Oncle d'Amérique car les claustrophobes dominés sont filmés comme des cobayes. Recroquevillée avec sa cape noire dans l'encoignure d'une pièce, Nicole apparaît comme une chauve-souris tandis que la grenouille de bénitier Charlotte se fait traiter de guenon par l'obsédé sexuel acariâtre. Car oui, le sexe rôde dans ce théâtre de marionnettes où plane un interdit : celui de se toucher. Resnais regarde les hommes et les femmes tomber dans le gouffre où les poussent convenances, pudibonderies, hypocrisies.

Ainsi Charlotte apparaît comme une maîtresse de cérémonie machiavélique. Quand elle n'efface pas fiévreusement la trace d'un indécent baiser en saisissant son chapelet, quand elle ne se plonge pas dans la Bible, Charlotte signe un drôle de pacte avec Dieu. Ses gémissements érotiques sur un enregistrement vidéo, sa danse nue devant le vieil amateur de nichons, la posent en allumeuse ou ange masqué, selon. "S'il y a un feu de l'enfer, c'est en nous qu'il brûle", dit la tentatrice qui évoque le néant métaphysique, avec sous-entendus : "Je parlais de l'obscurité avec un grand O, le trou noir si vous voulez !"

Le miracle, dans ce spectacle de solitaires désespérés, lâches, timorés, c'est qu'y perce l'émotion, la chamade, et qu'on y rit. Cœurs est une comédie sur des humeurs moroses, servie par une mise en scène lyrique, inventive, que Resnais orchestre comme un ballet de vitres, rideaux, cloisons, autant d'espaces désaccordés, abris en trompe-l'œil, parois étanches, murs obstacles rendant toute complicité obsolète. Resnais nous rappelle avec élégance que nous sommes dans un film adapté d'une pièce de théâtre quand il filme les appartements visités d'au dessus, faisant apparaître les cloisons comme des éléments de décors.

Qu'elles proposent un trois-pièces, "vue imprenable", ou une rencontre avec un cœur à prendre, "physique agréable", les petites annonces agissent comme révélateurs d'imaginaire. On cherche la trace d'une belle disparue que d'aucuns ont cru voir à Marienbad, d'une apparition dissipée mais que l'on aime à mort, les rendez-vous secrets ne débouchent que sur des songes. Dans le nouveau quartier de la Bibliothèque François-Mitterrand qui renferme tous les rêves, les mots par lesquels s'expriment l'indicible privé, toute la mémoire du monde, des hommes sont prostrés devant les particules en suspension qui meublent le "petit" écran après l'arrêt des programmes.


Alain Resnais déclare:
Un des thèmes dont on parlait beaucoup est que nous sommes un tissu de contradictions. C’est ce côté flottant, hésitant, ce mélange de pulsions, que j’ai voulu mettre en valeur par le jeu, les personnages, l’atmosphère générale, cette nostalgie du mieux-être qui les conduit à ne rien faire comme à tenter des choses. Notre destin est souvent commandé et des choses arrivent qui vont changer notre vie au-delà du libre arbitre. »

Alain Resnais déclare:
"Tous mes personnages essaient de faire mieux, ils font un effort permanent pour que les choses soient différentes pour eux et pour qu'ils puissent eux-mêmes être différents. Nous pensons souvent que notre destin est déjà écrit alors qu'il peut dépendre des personnes que nous n'avons pas encore rencontrées ou que nous ne rencontrerons jamais"

Sur son rapport au théâtre, Alain Resnais déclare :
« Le fait est que je n’ai jamais ressenti d’une manière forte la différence entre le théâtre et le cinéma, l’immobilité contre le mouvement, le théâtre qui renvoie au passé contre le cinéma qui serait au présent... Pour moi, c’est comme les langues. Les sémiologues vous diront qu’elles sont beaucoup plus remarquables par leurs ressemblances que par leurs différences. Si je n’ai jamais adapté un roman, une pièce cela ne me dérange pas. Le théâtre et le cinéma ont en commun le fait de ne pas offrir la possibilité de pouvoir se relire. J’aime mieux que le sujet soit original, mais cela ne me gêne pas qu’il existe antérieurement et je suis très fidèle au texte."

Alain Resnais sur les pièces d'Alan Ayckbourn et sur le titre :
"Une des caractéristiques des quarante-six pièces que je connais, vingt-quatre vues au théâtre et vingt-deux par la lecture, est qu’aucun de ses titres n’est traduisible. Je me suis dit que je donnerais son titre au film le jour où je verrais le premier bout à bout du montage. J’ai proposé cent quatre titres au producteur, dont certains fantaisistes, et tous comportaient le mot cœur. Je me suis dit que le plus simple était de prendre Cœurs"

Distribution

  • Sabine Azéma : Charlotte
  • Lambert Wilson : Dan
  • André Dussollier : Thierry
  • Pierre Arditi : Lionel
  • Laura Morante : Nicole
  • Isabelle Carré : Gaelle
  • Claude Rich : Franco

Fiche technique

  • Titre international : Private Fears in Public Places
  • Réalisateur: Alain Resnais
  • Scénario : Jean-Michel Ribes d'après la pièce d'Alan Ayckbourn "Private Fears in Public Places"
  • Producteurs : Bruno Pésery
  • Production: France / Italie
  • Musique originale : Mark Snow
  • Image : Eric Gautier
  • Montage : Hervé de Luze
  • Durée: 120 minutes
  • Dates de sortie : 2 septembre 2006 (Festival deVenise);
    22 novembre 2006 (France)

Récompense : Lion d'argent (meilleur réalisateur) et meilleur actrice pour Laura Morante au Festival de Venise 2006.


Alan Ayckbourn

Sir Alan Ayckbourn est un dramaturge et metteur en scène britannique né le 12 avril 1939 à Londres, d'un père violoniste et d'une mère romancière. À l'âge de 8 ans, il est marqué par la séparation de ses parents : sa mère épousera l'année suivante un directeur de banque.

Le thème du couple et de la séparation est au centre de son œuvre. À 18 ans, après obtention brillante d'un baccalauréat littéraire, il décide de devenir un homme de théâtre "total" : électricien, assistant régisseur, technicien du son, apprenti comédien.
À 20 ans, il se marie avec l'actrice Christine Roland, dont il a deux fils Steven et Philip. C'est également depuis 1959 que ces pièces sont créées au Stephen Joseph Theatre de Scarborough, dont il est le directeur artistique, pour être testées l'été avant d'être jouées l'hiver au West End Theatre de Londres ou au Royal National Theatre. En 1997 il est anobli par la Reine Elizabeth II "pour services rendus au théâtre".
C'est cette année-là, également, qu'il divorce de Christine Roland pour épouser Heather Stoney.

Pièces d'Alan Ayckbourn (liste partielle)

  • 1965- Pantoufle (Relatively speaking), adaptation d'Eric Kahane et Jean-Laurent Cochet
  • 1969- Les Uns chez les autres (How the other half loves) - adaptation française de Francis Veber et Jean-Laurent Cochet
  • 1973- The Norman Conquests
  • 1974- Mariages et conséquences (Absent friends) - adaptation de Claire Nadeau 1975- 3 lits pour 8 (Bedroom farce)
  • 1976- Entre nous soit dit (Just between ourselves) - adaptation d'Attica Guedj et Stephan Meldegg
  • 1982- Intimate exchanges
  • 1988- Pièce Détachée (Henceforeward)
  • 1992- 1 table pour 6 (Time of my life) - adaptation de Gérard Lauzier
  • 1994- Temps variable en soirée (Communicating doors) - adaptation de Michel Blanc
  • 1997- L'amour est enfant de salaud (Things we do for love) - adaptation de Michel Blanc
  • 1998- 1 table pour 6, mise en scène d'Alain Sachs, au Théâtre du Palais-Royal à Paris
  • 1999- House & Garden
  • 2003- Sugar Daddies
  • 2004- Petites peurs partagées (Private fears in public places)

Films tirés de l'œuvre d'Alan Ayckbourn

  • 1989 : Fantômes sur l'oreiller (TV) de Pierre Mondy
  • 1993 : Smoking ../.. No Smoking, d'Alain Resnais, d'après Intimate Exchanges
  • 2006 : Cœurs, d'Alain Resnais, d'après Petites peurs partagée
  • 2014 : Aimer, boire et chanter d'Alain Resnais d'après Life of Riley