La tragédie d'Hiroshima

La ville

Les raisons du bombardement de 1945

Origine et préparatifs de la production de la bombe

Les faits

Les conséquences du bombardement

Le témoignage du Docteur Michihiko Hachiya (extraits)

La cité de la Paix

Le rapport intégral de l'UNESCO

L'autre ville martyre: Nagasaki

Hiroshima mon Amour, film d'Alain Resnais

Les raisons du bombardement de 1945

Voir page détaillée sur l'origine et les préparatifs de la production de la bombe

Le choix des villes cibles:

Le 12 mai 1945, une délibération importante étudie le choix des villes et les impacts du lancement. Le 1er juin des propositions sont faites au président Harry Truman, successeur de Roosevelt. Parmi ces propositions, on y retrouvait celle d'utiliser la bombe nucléaire contre le Japon, le plus tôt possible, sans avertissement, sur une cible peuplée et d'importance militaire.
Cinq villes sont alors désignées: Kyoto (industries diverses), Hiroshima (grand port militaire et ville industrielle), Yokohama (grand port), Kokura (le principal arsenal), Niigata (port, aciéries et raffineries).
Kyoto, bien que présentant techniquement un site idéal, est rejetée par quelques conseillers dont l'orientaliste français Serge Elisseeff (1889-1975) qui connaissent la richesse culturelle de la ville et pensent que cette destruction serait un obstacle grave à une réconciliation ultérieure avec le Japon.
La liste devient Hiroshima, Kokura, Niigata et Nagasaki ( port et base militaire)
Ces villes avaient été relativement épargnées par les bombardements classiques et le furent plus encore après le choix, afin de bien mesurer les effets de la Bombe. Les cibles définitives allaient dépendre des conditions météorologiques...


Harry Truman (1884-1972)
Président des USA 1945-1953

La décision

La capitulation allemande signée, aucun doute n'était possible sur l'issue de la guerre. Mais la question du prix humain est posée. Peu de temps auparavant, 12 500 alliés et plus de 200 000 japonais avaient laissé la vie pour la seule conquête d'Okinawa (voir la bataille d'Okinawa et ses lieux de mémoires actuels).
On estimait que les pertes s'élèveraient au minimum à 500 000 tués, là où la victoire sur l'Allemagne avait entraîné 200 000 morts.
Le 17 juillet 1945 la conférence de Potsdam s'ouvre : il s'agit de définir les conditions de survie de l'Allemagne vaincue. Le jour même Truman reçoit un message codé l'informant du succès de l'essai Trinity.
Truman et Churchill se mettent d'accord pour porter discrètement à la connaissance de Staline l'existence de la bombe : ils le font le 24 juillet, mais Truman ne mentionne ni le mot " nucléaire ", ni le mot " atomique ". Staline n'y prête que peu d'attention …
Plus question d'hésiter : le succès de l'expérience atomique exige une décision immédiate. Truman rédige une demande de reddition inconditionnelle du japon intégrant la menace de l'utilisation d'armes terribles. Elle sera signée également par Churchill. Le 26 juillet, un ultimatum est adressé au Japon.
Le 28 juillet, l'ultimatum est rejeté et l'ordre d'utiliser la bombe est aussitôt lancé.

Une autre raison probable de la décision d'utiliser l'arme atomique tient dans la montée des tensions entre américains et soviétiques après la chute de l'Allemagne nazie. Que ferait Staline de l'arsenal accumulé pour venir à bout du IIIème Reich? Truman a pu y voir l'occasion de lancer un avertissement aux soviétiques. Qui plus est, l'URSS allait entrer en guerre contre le Japon. Les américains ont pu être tentés de hâter la chute de l'Empire du Soleil Levant avant que les soviétiques ne l'envahissent, ce qui aurait établi une partition de fait du Japon similaire à ce qui fut établi en Allemagne ou dans la péninsule coréenne.


Les faits

Dès novembre 1944, des B29 sont modifiés pour recevoir l'arme atomique. Le 17 décembre 1944, le 509th Composite Group de la 20th Air Force commence à s'entraîner dans l'Utah à des bombardements d'un type particulier: larguer une unique charge depuis une altitude très élevée.
En fait, seul son chef, le colonel Tibbets, connaît la teneur de leur mission. Les équipages s'entraînent ensuite à des largages de "citrouilles", des conteneurs sans charge nucléaire.
Le 18 mai 1945, le 509th arrive à Tinian, dans les îles Mariannes et commence en juillet le largage de "citrouilles" bourrées d'explosifs classiques sur des objectifs japonais, pendant que, dans le plus grand secret, "Fat Man" et "Little Boy", les deux bombes atomiques d'un type différent, sont convoyées et assemblées.

Le 25 juillet, avant même la réponse du Japon à l'ultimatum, Tibbets reçoit l'ordre d'utiliser une de ses "armes spéciales" dès que la météo le permettra, à partir du 3août, sur l'une de ces quatre cibles: Hiroshima, Kokura, Niigata ou Nagasaki. La cible devait être clairement visible et le bombardement s'effectuerait à une altitude proche de 30 000 pieds (environ 9100 m).
Le 6 août 1945, à 1h 37, trois B-29 décollent de Tinian pour une reconnaissance météo au-dessus d'Hiroshima, Nagasaki et Kokura. Les équipages de ces appareils avaient également pour mission d'observer les effets de la bombe.

À 2h45, le colonel Tibbets décolle à bord de l'Enola Gay. Il a donné à son appareil les prénoms de sa mère. Son appareil modifié (qui ne comportait pas de tourelle de mitrailleuse, hormis à la queue) emporte "Little Boy". Au passage au-dessus d'Iwo Jima, le capitaine Parsons se glisse dans la soute pour amorcer la bombe. L'Enola Gay grimpe alors pour atteindre son altitude de bombardement.


le B29 Enola Gay

Le temps était très clair sur Hiroshima. La ville avait été épargnée par les raids américains et c'était à peine si une douzaine de bombes étaient tombées sur la ville en trois ans. Les habitants s'étaient accoutumés à voir leur cité survolée par les B-29 qui allaient bombarder d'autres villes du Japon.
À 7h09, les sirènes retentissent: un avion isolé a été repéré. Il s'agissait du B-29 "Straight Flush" qui venait faire des observations météorologiques. Au même moment, deux autres appareils survolaient Kokura et Nagasaki pour une mission de reconnaissance identique.


Photo prise à 8h58 par un membre de l'équipage de l'Enola Gay altitude du nuage ~ 12 000 m (source US Army)

Compte tenu des observations, l'Enola Gay se dirige vers Hiroshima. À 7h30, les habitants d'Hiroshima pouvaient entendre le signal de fin d'alerte.
Pendant ce temps, dans l'Enola Gay, le colonel Tibbets cède sa place au commandant Ferebee, le bombardier de l'équipage.

À 8h 14, "Little Boy" est larguée et l'Enola Gay fait un rapide virage sur l'aile pour éviter le souffle de l'explosion. Cinquante-trois secondes plus tard, la bombe atomique explose à 580 m au-dessus d'Hiroshima.

Dans les appareils qui survolent Hiroshima et s'en éloignent, les mitrailleurs de queue sont éberlués par le spectacle.
Tibbets fit demi-tour. Il voit monter au-dessus d'Hiroshima un énorme nuage qu'il décrira comme un énorme baril de goudron en ébullition qui s'élevait en altitude.

Il se pose à Tinian à 14h 58 et est aussitôt décoré ainsi que son équipage.

Le colonel Paul Tibbets est né en 1915. Contrairement à certaines rumeurs, il ne devint pas fou et continua à servir l'US Air Force. Il est nommé général et reçoit onze décorations. Il part à la retraite le 31 août 1966 après presque 30 ans de carrière militaire.

De 1970 à 1985, il dirige une compagnie d'aviation privée.
Il a donné jusqu'en 2006 des conférences pour relater ses exploits. Il possède un site web officiel où des souvenirs sont en vente ( maquettes de la bombe). Sur la dizaine de pages du site, aucune allusion aux victimes de la bombe, aucune évaluation des morts et blessés, aucune sorte de compassion.

Le général Paul Tibbets est mort paisiblement le 1er novembre 2007 à Columbus, dans l'Ohio.

Il n’a jamais exprimé de regrets : « Nous n’étions pas indifférents, mais il fallait passer outre cela. Nous savions que cela allait tuer des gens, mais ma priorité était de faire le meilleur travail possible pour mettre fin à la guerre le plus vite possible ». « Je dors bien toutes les nuits, avait-il ajouté. Il s’agissait, à ses yeux, de faire son «devoir patriotique».

Avant son décès, il a cependant fait savoir qu’il ne voulait ni funérailles ni pierre tombale, par peur de déclencher des manifestations de protestations.

La nouvelle de la destruction d'Hiroshima parvient à Tokyo le 7 août, laissant le gouvernement japonais sceptique et sans réaction. Le 8 août, l'URSS entre à son tour en guerre contre le Japon, conformément aux accords de Yalta.
Le 9 août c'est Nagasaki.
Le 15 août, l’empereur du Japon, Hiro-Hito, annonce la capitulation sans condition de son pays.
Le 2 septembre 1945, la capitulation japonaise est signée à bord du Missouri, provoquant la fin de la Seconde Guerre Mondiale.


Documents originaux américains en anglais ( déclassifiés):

Le choix des cibles et l'étude des impacts de la bombe daté du 12 mai 1945

L'ordre d'utiliser une de ses "armes spéciales" daté du 25 juillet 1945


Les conséquences du bombardement

La puissance dissipée par la bombe a été estimée à 14 000 t de TNT. Cette énergie est transformée en chaleur et en souffle pour 85% et en radiations pour 15%. Chacun de ces trois effets est dévastateur.
Dès le premier millionième de seconde, l’énergie thermique est libérée dans l’atmosphère et transforme l’air en une boule de feu qui atteint un kilomètre de diamètre en quelques secondes au-dessus d’Hiroshima.
Au sol, la température atteint plusieurs milliers de degrés sous le point d’impact. Dans un rayon de 1 km, tout est instantanément vaporisé et réduit en cendres. Jusqu’à 4 km de l’épicentre, bâtiments et humains prennent feu spontanément ; les personnes situées dans un rayon de 8 km souffrent de brûlures au 3° degré. (Voir le témoignage du docteur Michihiko Hachiya et le témoignage du docteur Shuntaro Hida )
Après la chaleur, c’est au tour de l’onde de choc de tout dévaster: engendrée par la phénoménale pression due à l’expansion des gaz chauds, elle progresse à une vitesse de près de 1.000 km/h, semblable à un mur d’air solide.
Elle réduit tout en poussières dans un rayon de 2 km. Sur les 90.000 bâtiments de la ville, 62.000 sont entièrement détruits.

Le troisième effet, encore très méconnu en 1945, et spécifique à cet arme est celui des rayonnements.
Il entraîne des cancers, des leucémies… Il est d’autant plus terrifiant que ces effets n’apparaissent que des mois, voire des années après l’explosion.
Les femmes enceintes au moment de l'explosion donnent naissance à des bébés atteints de malformations, en particulier de microcéphalie.

Le nombre de tués sur le coup est estimé à 80 000, dans les semaines qui suivirent, plus de 50 000 blessés succombent.
A la fin de 1945, le total des morts est de 150 000.
Le mémorial de la paix comporte 221 000 noms de morts des conséquences directes ou indirectes de l'explosion.
L'estimation "finale" du nombre de morts se situe autour de 260 000 morts

Ce nombre de victimes civiles est comparable à celui de Dresde ( 135 000) par bombes incendiaires et bien inférieur aux civils russes (estimation 10 millions) disparus pendant la guerre.
Mais il porte une lourde charge symbolique, liée à la vision d'Apocalypse de l'explosion et aux effets à très long terme de l'exposition aux radiations.

Leó Szilárd, qui était largement impliqué dans le développement de la bombe, dira après la guerre :
Si les Allemands avaient largué des bombes atomiques à notre place, nous aurions qualifié de crimes de guerre les bombardements atomiques sur des villes, nous aurions condamné à mort les coupables allemands lors du procès de Nuremberg et les aurions pendus.




Tram à 500 m de l'hypocentre

Le 10 août 1945, à 1,6 km de l'épicentre;
aucun secours, les blessés sont laissés seuls



Pont Miyaku 2 300 m de l'épicentre.
Le 10 août 1945, les secours sont encore inexistants
(photo: Yoshito Matsushige)

le Dôme de Genbaku, fut le seul bâtiment à rester debout

Visible trois mois après le drame, les ombres portées, dues au rayonnement thermique, de la rambarde et des personnes présentes sur le pont Yorozuyo, à 900m de l'épicentre.

Ombre portée par la chaleur d'une vanne sur un réservoir

(photo : Hajime Miyatake)

Bouteilles de verre fondues par la chaleur

Traces de brûlures à travers un kimono (photo Gonichi Kimura);
Les parties sombres absorbant plus d'énergie que les claires,
le dessin du tissu s'est imprimé sur la peau

Les soins apportés aux habitants touchés n'ont pas été à la hauteur de la gravité des maux. Les forces d'occupation américaines ont très tôt implanté un poste médical, mais qui était plus destiné à mesurer les effets, à évaluer les dégâts qu'à soigner.
De plus jusqu'en 1952, ils ont imposé un embargo presque total sur les conséquences humaines du bombardement. Par exemple témoignage capital du Docteur Michihiko Hachiya a été sous embargo américain jusqu'en 1955.

Les victimes de la bombe sont devenus les "hibakusha", mot formé pour l'occasion.
Non seulement ils ont souffert physiquement, en l'absence de traitement adapté, mais ils ont aussi eu honte d'avoir été des vaincus. Ils ont connu la discrimination dans leur vie professionnelle, un taux de chômage très élevé, et dans leur vie privée, isolés de leur anciens amis. Les suicides ont été très nombreux.

De surcroît, un grave problème psychologique et social se pose: même si "aucun effet génétique, à partir de la deuxième génération, ne peut être attribué aux radiations", comme l'a démontré l'Atomic Bomb Casualty Commission, la transmission héréditaire de la "maladie atomique" est un sujet d'angoisse pour les Japonais, dont on note généralement les réticences à épouser un homme ou une femme d'Hiroshima.

Loin des photos tragiques et sanglantes des blessés des premiers jours, ce cliché illustre les effets discrets mais terribles à moyen terme de l'irradiation. Cette fille et son jeune frère ont commencé à perdre leurs cheveux début octobre 1945.
Ils ont ensuite développé différentes maladies pour mourir en 1949 pour le frère et en 1965 pour la jeune fille --->


Photo prise en octobre 1945
par Toshikichi Kikuchi

En 1945, le Japon était vaincu et désorganisé, un tiers des habitants n'avaient plus de maisons.
La reconstruction d'Hiroshima n'a pas fait exception aux difficultés nombreuses dans lesquelles ont été plongés les Japonais.


Habitation de fortune: photo prise en 1952

Voir aussi: Hiroshima, cité de la Paix

Espoir

Les prévisions les plus pessimistes disaient que rien ne pousserait à Hiroshima pendant 75 ans.
Ce cactus qui pousse spontanément en novembre 1945
au milieu des ruines redonne espoir aux survivants


En hommage aux victimes d' Hiroshima et en référence au film de Resnais, une oeuvre d'un artiste contemporain: Jocelyn Bigot

Avec l'aimable autorisation de
© Jocelyn Bigot; Hiroshima, mon amour ; 2004; 114 x 152 cm Voir son site
La photo en grand
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Observateur exceptionnel, le Dr Michihiko Hachiya, directeur de l'Hôpital du Ministère des P.T.T., a décrit ses propres souffrances et celles de ses compatriotes. Son journal fut déposé aux archives secrètes de l'Université de la Caroline du Nord et sa publication suspendue jusqu'en août 1955. D'une valeur scientifique considérable, il constitue aussi, du point de vue humain, un témoignage bouleversant.

Hiroshima 54 jours d'enfer

Le journal, interdit jusqu'en 1955 du Docteur Michihiko Hachiya (extraits)

6 août 1945


Un ciel sans nuage. Des ombres profondes contrastant avec les reflets du soleil sur les feuillages de mon jardin. Voilà ce que je contemplais, ce jour-là, tôt dans la matinée. Je suis allongé sur la terrasse du living-room, en pantalon et en maillot de corps ; j'ai veillé toute la nuit à l'hôpital.
Soudain, il y a n un éclair, puis un autre, et je me souviens - on se souvient toujours des choses idiotes - que je me demande sur le moment si ce sont des éclairs de lampes à magnésium ou des étincelles provoquées par un trolleybus.
Ombres et reflets, tout a disparu. Il n'y a plus qu'un nuage de poussière au milieu duquel je n'aperçois qu'une colonne de bois qui supportait un angle de ma maison. Elle a pris une inclinaison bizarre et le toit de la maison a lui-même l'air de hoqueter.

Instinctivement, je me mets à courir. Ou du moins j'essaie. Inutilement. Des poutres jonchent déjà le sol. J'ai grand-peine à atteindre le jardin. Et là, tout à coup, je me sens extraordinairement faible. je dois m'arrêter pour reprendre des forces. C'est là que je m'aperçois que je suis complètement nu ! Où sont donc passés mon pantalon et mon maillot ? Qu'est-il arrivé ?
je regarde mon côté droit : il est tout ensanglanté ; j'ai également une blessure à la cuisse. L'éclat de bois qui l'a produite y est resté fiché. Quelque chose de chaud coule dans ma bouche : ma joue est déchirée. Enfin, en passant la main sur mon cou, j'en ramène un morceau de verre de belle taille que j'examine avec autant de détachement que si j'étais dans mon laboratoire, penché sur un microscope.
Et soudain, je pense : « Et ma femme . où est-elle passée ? » je crie : « Yaeko-San, Yaeko-San, où es-tu ? »
Mon sang continue à jaillir. Est-ce que par hasard j'aurais la carotide tranchée ? Est-ce que je vais saigner à mort, comme un porc qu'on égorge ? De plus en plus effrayé, et pour moi et pour elle, j'appelle de nouveau : « Yaeko-San, où es-tu ? Il est tombé une bombe de cinq tonnes. Réponds-moi, Yaeko-San. Où es-tu ? ».
Pâle et terrifiée, en loques, couverte de sang, je la vois enfin surgir des buissons de notre maison. Je pousse un soupir de soulagement et l'entraîne par la main.
Rien que pour parcourir le bout de sentier qui joint la maison à la rue, nous trébuchons je ne sais combien de fois. Soudain, alors que nous sommes déjà dans la rue, je marche sur quelque chose de mou. En me relevant, je m'aperçois que c'est la main d'un homme.
- Excusez-moi ! Oh ! excusez-moi ! je me mets à balbutier, pris d'épouvante.
Il n'y a pas de réponse. La main est celle d'un jeune homme dont une lourde porte cochère, en tombant, a écrasé la tête.
Nous voilà dans la rue, affolés, ne sachant que faire ni où aller; la maison devant laquelle nous nous trouvons s'affaisse tout à coup, dans un bruit de papier.
Puis notre propre maison, que nous venons de quitter, se met à osciller, comme prise de vertige, et s'écrase dans un nuage de poussière. Toute la rue s'écroule. De par tout des incendies jaillissent, que le vent, aussitôt, transporte un peu plus loin.
Devant ce spectacle, je n'ai plus qu'une idée en tête : gagner l'hôpital. Mais j'ai à peine fait trente pas que je dois m'arrêter. Mes jambes refusent de me porter ; je n'ai plus de souffle ; je meurs de soif.
- Yaeko-San, un peu d'eau !
Mais où aurait-elle trouvé de l'eau ?
Au bout d'un moment, je me remets sur mes pieds. Je suis complètement nu, mais, chose étrange, je n'en suis nullement gêné. Tout sentiment de pudeur m'a abandonné. Un peu plus loin, à un tournant, nous voyons apparaître un soldat qui, Dieu sait pourquoi. a une serviette enroulée autour du cou. Je lui demande de me la donner pour cacher ma nudité. Il me la tend sans un mot ; il s'éloigne de même. Quelques mètres plus loin, je la perds et ma femme m'attache son tablier autour des reins.
Notre marche vers l'hôpital se déroule comme un film au ralenti. A la fin, je suis incapable de faire un pas de plus. Je dis alors à ma femme : « Va, toi. » Elle finit par comprendre qu'il n'y a rien d'autre à faire. Peut-être trouvera-t-elle quelqu'un qui viendra à mon secours. Elle se penche sur moi un long moment, me regardant dans les yeux puis, sans un mot, elle se lève et se met à courir en direction de l'hôpital.
Je suis seul. Il fait presque noir. L'éclat fiché dans ma jambe est tombé tout seul et mon sang jaillit comme d'un tonneau sans bonde. Je bouche la blessure avec ma main et il s'arrête de couler. Mais combien de temps aurais-je la force ?
Tout se passe comme dans un mauvais rêve, je vois venir des ombres, des espèces de fantômes qui marchent les bras écartés, je me demande pourquoi. Tout à coup je comprends qu'ils sont brûlés et qu'ils se tiennent les bras écartés pour éviter le contact de leur propre peau. Puis vient une femme nue tenant un enfant nu dans ses bras. « Ils ont dû être surpris pendant le bain », me dis-je. Mais il vient ensuite un homme nu, puis une autre femme. Ils marchent sans dire un mot. Ce silence enveloppant toutes choses donne une impression de cauchemar.
Enfin, au bout de je ne sais combien de temps, quelques forces me reviennent et j'arrive à me traîner jusqu'à l'hôpital.
Tout à coup, je vois des visages amis autour de moi ; je me souviens d'avoir affirmé que je pouvais marcher. On ne me croit pas. J'entre dans l'hôpital sur une civière, juste au moment où de gros nuages de fumée commencent à jaillir des toits. Je les vois avec la tête en bas.
- Le feu ! je crie. Il y a le feu
et c'est vrai, l'hôpital brûle. En un clin œil, le ciel s'embrase. On fixe ma civière à un cerisier, dans le parc ; il faut évacuer les blessés, et vite. Et toujours dans ce silence de cauchemar. Un moment les flammes viennent si près de moi que je me sens cuire. Je commence pourtant à frissonner. Tout tourbillonne dans ma tête. « C'est fini, c'est l'agonie. »
Un bruit de voix parvient jusqu'à mon oreille. J'ouvre les yeux. Le docteur Sasada est en train de me prendre le pouls. Une infirmière me fait une piqûre. Je sens mes forces revenir.
A ce moment-là, la charpente métallique d'une fenêtre distendue par l'incendie s'écroule derrière nous avec un bruit terrible. Une boule de feu roule jusqu'à moi, enflammant mes vêtements; on me jette des seaux d'eau sur le corps et je m'évanouis de nouveau.
Lorsque je reviens à moi, je suis à l'air libre. On m'a gardé hors de l'hôpital. De la fumée monte encore du deuxième étage, mais l'incendie est arrêté.
- Courage, docteur, me crie une voix. Nous nous en tirerons. Tout le nord de la ville a brûlé.
C'est vrai, tout le quartier nord a été dévoré par l'incendie. Hiroshima n'est plus une ville, mais un désert. A l'est, à l'ouest, tous les immeubles sont aplatis et les montagnes avoisinantes paraissent maintenant toutes proches. Personne dans les rues, à part des morts. Les uns sont restés dans l'attitude où la mort les a surpris, ils ont l'air moins morts que gelés. Les autres gisent, recroquevillés, comme tassés au sol par le formidable coup de poing d'un géant.
Un peu plus tard, on me ramène à l'intérieur de l'hôpital et l'on m'étend sur une table d'opération. Le docteur Katsoube me fait mal lorsqu'il me recoud la joue et les lèvres. J'ai une quarantaine d'autres blessures, mais lorsqu'on les soigne, je ne sens plus rien. Quand je reviens à moi, le soleil est parti. Mais l'horizon reste rouge sombre, comme si les flammes de la ville en feu avaient léché tout le ciel. C'est sur cette vision que je m'endors.

7 août 1945

J'ai dû dormir profondément. Comme il n'y a plus ni rideaux ni vitres aux fenêtres, c'est le soleil qui m'éveille. Il est déjà haut à l'horizon.
Autour de moi, ce ne sont que gémissements. Ma femme est étendue à ma droite, l'onguent blanc dont on lui a enduit le visage lui donne l'apparence d'un fantôme ; son bras droit est emprisonné dans une gouttière. Un peu plus loin, sur un banc, j'aperçois la femme du docteur Fujü, son visage reflète l'angoisse et le désespoir. Elle n'a pas été gravement blessée. Mais son bébé est mort la nuit dernière. En ce moment même, son mari est en train d'errer dans les ruines, à la recherche de leur fille aînée qui a disparu.
Ce qui demeure de l'hôpital est bondé à craquer. Comme c'est le seul bâtiment resté à peu près debout de ce côté de la ville, tous ceux qui pouvaient encore se traîner sont venus y chercher asile. Ils sont plus de 150 ; il y en a dans les couloirs ; dans le jardin et jusque dans les lavabos. Quelques-uns sont morts dans la nuit. Mais ces morts sont moins encombrants que les vivants qui vomissent tous et qui ont tous la diarrhée ; comme ils n'ont pas la force de se lever, ils se laissent aller sur place et il est impossible de nettoyer.
Le docteur Tabuchi, un de mes vieux amis, est entré dans la salle. Il a des brûlures au visage et aux mains, mais assez légères. Je lui demande s'il sait ce qui s'est passé.
- au moment de l'explosion, me répond-il, j'étais en train de tailler des arbres dans le jardin. Tout d'abord, il y eut un éclair blanc, aveuglant, puis aussitôt une vague de chaleur dont le souffle me jeta par terre. Par chance, je ne fus pas blessé et ma femme non plus. Mais vous auriez dû voir notre maison. Elle ne s'était pas abattue, mais elle s'était inclinée et, à l'intérieur comme à l'extérieur, tout était démoli. Un peu plus tard, nous avons vu passer devant nous des centaines de personnes blessées qui essayaient de fuir. C'était une vision presque insupportable. Toutes avaient le visage et les mains brûlées et les grands lambeaux de peau qui s'en détachaient leur donnaient l'aspect d'épouvantails. Toute la nuit, ils ont défilé à la manière d'une colonie de fourmis. Au matin, je les ai retrouvés étendus des deux côtés de la route, à quelques centaines de mètres de la maison. Ils n'avaient pas pu aller plus loin. Ils étaient tombés là, les uns contre les autres, si étroitement tassés qu'il était impossible de passer sans marcher dessus.
- Ce matin, en passant au pont de X..., dit alors le docteur Katsutani, j'ai vu une chose incroyable. Il y avait là un homme assis sur une bicyclette. Appuyé au parapet du pont, il avait l'air de regarder au loin. Il était mort. L'explosion l'avait transformé en statue. Qui aurait pu croire que de telles choses pouvaient arriver ?
Il répète cette dernière phrase deux ou trois fois, comme s'il voulait se convaincre que ce qu'il dit est vrai, puis il continue :
- Il y avait, dans la rivière, des centaines, et peut-être des milliers de cadavres de personnes qui s'étaient jetées à l'eau pour échapper au feu. Mais le plus terrible à regarder, c'étaient les soldats. J'en ai vu je ne sais combien, complètement brûlés de la tête aux hanches. Ils n'avaient plus de peau et l'on voyait la chair, humide et comme couverte de moisissures. Ils devaient avoir porté leur casquette d'uniforme parce que leurs cheveux n'étaient pas brûlés. Mais ils n'avaient plus de visage. Yeux, nez et bouche ne formaient plus qu'un seul trou noir et l'on aurait dit que leurs oreilles avaient fondu. Un de ces soldats sans visage était encore vivant. Il me demanda de l'eau. Ses dents à nu paraissaient extraordinairement blanches. Je n'avais pas d'eau à lui donner. Tout ce que j'ai pu faire, ce fut de joindre les mains et de prier pour lui.
A ce moment, plusieurs personnes qui ont fait cercle autour du docteur Katsutani lui demandent ce qu'il faisait au moment de l'explosion.
- je venais de prendre mon petit déjeuner, répond-il, et je m'apprêtais à allumer une cigarette quand tout à coup il y eut un éclair blanc, puis aussitôt après une terrible explosion et je compris qu'il venait de se passer quelque chose d'épouvantable à Hiroshima. Aussitôt je grimpai sur le toit de la maison et, effectivement, j'aperçut du côté d'Hiroshima un énorme nuage noir. Je descendis alors en toute hâte et je courus jusqu'au poste militaire le plus proche pour raconter ce que j'avais vu et demander qu'on envoie du secours. Et savez-vous ce que l'officier de service m'a répondu ? Il m'a répondu : « Ne vous tracassez pas. Ce n'est pas une bombe ou deux qui peuvent faire grand mal à Hiroshima ! »
Peu à peu, à travers les récits, je commence à me représenter Hiroshima sous son nouvel aspect.
A l'hôpital même, les choses prennent une nouvelle tournure. Aucun de nos rescapés n'a d'appétit et tous sont maintenant pris de vomissements et de diarrhées. C'est comme si une épidémie de dysenterie avait soudain éclaté.
En plus de l'impossibilité de nettoyer les locaux, l'afflux incessant de gens qui essayent de retrouver les leurs nous met dans un cruel embarras. Des parents, à moitié fous de douleur, viennent nous réclamer leurs enfants. Des maris cherchent leur femme, des enfants cherchent leurs parents. Il y a une pauvre femme qui va sans arrêt d'une pièce à l'autre en criant le nom de son enfant et personne n'a le cœur de la chasser.
Seize malades sont morts au cours de la nuit. On les a enroulés dans les couvertures blanches et déposés provisoirement près d'une entrée latérale de l'hôpital. L'armée, nous dit-on, se chargera de les évacuer. Elle s'en est chargée en effet, mais à sa manière. Cadavres et couvertures ont été jetés pêle-mêle sur la plate-forme d'un camion et adieu. Les imbéciles ! ils auraient au moins pu récupérer les couvertures dont les vivants ont bien plus besoin que les morts.
Pour la seconde fois, l'obscurité est tombée et il me semble que moi-même je passe la porte de la nuit. Peu à peu ma capacité de ressentir l'immensité du désastre s'est émoussée. On s'habitue à tout, même à l'horreur. A la fin du deuxième jour, nous les survivants d'Hiroshima, nous nous sentons déjà chez nous dans cet empire du chaos et du désespoir.
Nous n'avons naturellement ni radio ni lampes électriques ni même de chandelles. La seule lumière est celle des incendies d'alentour. Les seuls bruits, des gémissements et des sanglots. Ici un agonisant appelle sa mère dans son délire ; là, un autre murmure inlassablement eraiyo, ce qui signifie à peu près : c'en est trop ! je ne peux plus le supporter !
Pendant ce temps, seul dans la nuit, je remue mes pensées. Par quelle sorte de bombe Hiroshima a-t-elle été détruite ? Une chose est certaine : il n'y a pas pu y avoir beaucoup d'avions à la fois. Avant le signal d'alerte, j'ai perçu le bruit métallique d'un avion - d'un seul. C'était cinq ou six minutes avant la sirène.
Au cours de la journée, mes visiteurs m'ont parlé d' « explosif nouveau », « d'arme secrète », de « bombe spéciale », mais qu'est-ce que cela signifie ? De toute manière, l'étendue du désastre dépasse de loin toute possibilité d'explication.
Une chose est certaine : Hiroshima est détruite, et avec elle l'armée qui s'y trouvait cantonnée. La guerre est perdue. Les Américains vont bientôt débarquer, et bientôt sans doute on se battra dans nos rues détruites et jusque dans notre hôpital.
Soudain, j'entends des pas et je vois une silhouette se détacher dans l'encadrement de la porte. L'homme marche les coudes écartés. Comme il s'approche, je vois son visage, si l'on peut appeler visage l'amas de boursouflures qui en occupe la place. Il a perdu son chemin, il est aveugle.
- Vous vous trompez de salle ! je crie, soudain terrifié. Le pauvre diable s'arrête, fait demi-tour et disparaît. Alors, j'ai honte d'avoir poussé ce cri sous l'emprise de la terreur.
Du coup, ma femme s'éveille et je la vois se lever. Elle quitte la pièce, sans doute pour aller au lavabo. Lorsqu'elle revient un moment après, je sens qu'il vient de lui arriver quelque chose.
- Qu'y a-t-il, Yaeko-San ?
- En revenant, dit-elle, j'ai marché sur le pied de quelqu'un qui n'a pas protesté et qui n'a pas répondu quand je me suis excusée. Quelle chose terrible, ajoute-t-elle en frissonnant, c'est sur le pied d'un mort que j'ai marché.

8 août 1915

Journée chaude et claire. Il n'y a plus de fumée au second étage.
Le docteur Katsube est venu me voir de bonne heure. Sans même lui dire bonjour, je lui ai demandé quand je pourrais me lever.
- vous êtes encore vivant, cela devrait vous suffire pour l'instant, m'a-t-il répondu. Puis, il ajoute : « vous n'avez pas l'air de vous en douter, mais vous avez perdu beaucoup de sang. Cette nuit nous avons dû vous veiller sans arrêt. Vous étiez dans le coma. »
L'idée que je pouvais mourir ne m'avait jamais traversé l'esprit. Toutefois, dès cet instant, je comprends que j'avais été plus sérieusement touché que je ne le pensais.
On a récupéré le second étage et l'on m'y a établi l'un des premiers. Il y reste la carcasse métallique de trente lits, mais draps et matelas sont en cendres. D'ici, comme il n'y a plus de rideaux ni même de vitres qui arrêtent le regard, on peut apercevoir Hiroshima en entier, jusqu'à l'île de Ninoshima qui se trouve dans la baie. Et pour la première fois, je comprends ce que mes amis ont voulu dire lorsqu'ils ont parlé de la destruction de la cité. Au centre de la ville, à quinze cents mètres environ, j'aperçois les ruines des deux plus grands buildings. Rien d'autre n'est resté debout ! Hiroshima n'est plus qu'un désert parsemé de tas de briques et de tuiles. Le mot « destruction » me paraît faible ; dévastation conviendrait mieux.
Vers le soir, la brise nous apporte une odeur de chair carbonisée. Ce sont les morts qu'on brûle.
Il est venu un groupe de soldats qui réclamaient des pansements et bien que nous n'en ayons pas assez pour nos blessés et que nous le leur ayons dit, ils se sont emparés de tout ce qu'ils ont nu trouver. Ils se sont conduits comme des brigands plutôt que comme des soldats. Comme si cela ne suffisait pas, il court maintenant une rumeur selon laquelle l'armée veut s'établir ici et préparer un centre de défense. A propos de défense, je me rappelle tout à coup que mon cousin, le capitaine Urane, qui est médecin militaire; est venu me voir le 2 août. J'étais pessimiste quant à l'issue de la guerre il y a six jours, et je lui ai dit. Je lui ai fait remarquer ce jour-là que les denrées devenaient rares et que la discipline se relâchait. Je lui ai confié ma crainte de voir Hiroshima bombardée et la défense antiaérienne complètement inutile.
Mon cousin m'a écouté tranquillement et lorsque j'ai eu fini, il m'a répondu : « Ne vous en faites pas, Niisan, le chef de l'état-major a dit : peu importe la façon dont la nation critique l'armée, l'armée aura le dernier mot et ce mot sera « victoire »
ce soir avant de m'endormir, je me demande si mon cousin Urabe est toujours aussi sûr de la victoire.

9 août 1945

Ma femme, bien qu'elle ait toujours le bras dans une gouttière, va beaucoup mieux ce matin. C'est elle qui me soigne. Je me suis amusé lorsqu'elle a demandé de la crème blanche. Elle se l'est appliquée sur les sourcils pour qu'on ne voie pas qu'ils ont été roussis. La coquetterie revient, c'est bon signe.
Mais les diarrhées sanglantes augmentent toujours. Hier, un de nos malades s'est plaint toute la journée de douleurs dans la bouche. Aujourd'hui, de nombreuses petites hémorragies commencent à apparaître dans sa bouche et sous sa peau. Quant cet homme est arrivé à l'hôpital, il se plaignait seulement d'une grande faiblesse. En apparence, il n'avait aucune blessure.
Ce matin, d'autres malades commencent à avoir de ces hémorragies sous-cutanées auxquelles s'ajoutent des vomissements de sang. Pourtant, parmi eux, aucun ne présente de symptômes connus.
Si ces malades avaient été ou brûlés ou blessés, nous pourrions essayer de les soigner. Si bizarres que soient les symptômes présentés, nous rattacherions ceux-ci aux blessures reçues. Mais justement, la plupart de ces malades ne présentent aucune blessure ou brûlure apparente. Dans ce cas, que faire ? Il me semble que la seule cause possible de ces étranges hémorragies est un brusque changement de pression atmosphérique. Je me souviens d'avoir lu quelque part que ceux qui montent brusquement à de grandes altitudes ou ceux qui plongent trop profondément dans la mer présentent aussi des saignements. En tout cas, à l'Université d'Okoyama, j'ai assisté à des expériences effectuées dans un caisson pressurisé. Un des troubles dont tous les patients se plaignaient après un changement de pression brutal était une surdité subite, qui se dissipait par la suite.
Or, l'autre matin, lorsque nous avons été bombardés, je suis sûr de n'avoir rien entendu qui ressemble à une explosion. Par la suite, pendant que j'essayais de gagner l'hôpital et que les maisons s'écroulaient autour de moi, je n'ai pas non plus entendu le moindre son, si bizarre que cela paraisse. Tout s'est passé comme dans un film muet. Et tous ceux que j'ai interrogés depuis ont fait la même constatation.
Au contraire, ceux qui ont vu le bombardement de loin ont entendu un bruit d'explosion. Ils l'ont même appelé pikadon (1).
Pour expliquer le fait que nous n'ayons rien entendu, il me semble que la seule théorie possible soit un soudain changement de pression atmosphérique qui nous ait rendus temporairement sourds. De toute façon, nous ne pouvons que faire des hypothèses, car nous n'avons ni radio, ni journaux, ni téléphone, ni aucun moyen de nous renseigner.
Le docteur Okusa qui était parti à la recherche de sa femme disparue au moment de l'explosion, est rentré tout à l'heure. Il a ramené quelques ossements ramassés à l'endroit où sa femme a été aperçue pour la dernière fois. Le docteur Yamazaka est toujours à la recherche de sa fille. Le docteur Fujü a retrouvé la sienne, mais elle était morte,
et de nouveau la nuit est tombée, éclairée par la seule lumière des bûchers où l'on brûle les cadavres. A quelques pas de moi, une petite fille qui occupe le lit d'un officier mort dans la soirée hurle sans arrêt « Maman, ça fait mal ! Eraiyo ! »

10 août 1945

J'ai essayé de me lever et constaté avec plaisir que je pouvais marcher. Mais aussitôt après, quelqu'un est venu m'annoncer que nous n'avions pour ainsi dire plus de médicaments. Il y a déjà quatre jours que le désastre a eu lieu et nous n'avons encore reçu aucun secours de l'extérieur.
Un groupe de médecins est venu nous voir et nous assurer de sa sympathie. Mais ces imbéciles sont venus les mains vides. Heureusement, un peu plus tard, le docteur Norioka est arrivé d'Osaka à la tête d'un autre groupe, chacun amenant autant de médicaments qu'il avait pu en porter.
Il n'y a eu que deux morts aujourd'hui et pour la première fois la nuit est tombée sans apporter l'odeur de cadavres. Est-ce qu'ils sont tous brûlés ou est-ce que le vent a tourné ? je ne sais. Pour la première fois aussi on m'a apporté une lampe. C'est une simple lampe à huile, faite d'une assiette en fer et d'un morceau de gaze à pansements en guise de mèche. Mais, comme elle me semble briller ! Cette lumière à mes yeux a une valeur de symbole. Elle signifie que la vie commence à reprendre le dessus.

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