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Le Sanctuaire Domestique

Le sanctuaire domestique

Lafcadio Hearn in "Le Japon inconnu (Esquisses psychologiques)", 1904

Traduction de l'anglais par Mme Léon Raynal

La Religion de la mort, au Japon, se présente sous une double forme: celle qui tient au Shintoïsme et celle qui appartient au Bouddhisme. La première est le culte primitif, communément appelé le culte des ancêtres. Mais le terme me semble infiniment trop restreint pour caractériser une religion qui révère, non seulement les anciens dieux, pères de la race japonaise, mais une pléiade de souverains, héros, princes et hommes illustres. C'est ainsi que les honneurs de l'apothéose furent décernés en un temps relativement récent au Grand Daimyô d'Izumo et que les paysans de Shimane prient encore devant les monuments des Matsudaira. En outre, le shintoïsme, comme les religions d'Hellas et de Rome, a ses dieux des éléments, ses déités spéciales présidant à toutes les affaires de la vie. Le culte des ancêtres, bien qu'il soit encore un des traits frappants du Shintoïsme, ne saurait donc constituer à lui seul la Religion d'État, non plus désigner uniquement le culte de la mort, culte qui a conservé en Izumo, plus qu'en tout autre partie du Japon, son caractère primitif.

Je puis, sans être sinologue, me permettre quelques considérations au sujet de la Religion d'État du Japon - antique foi d'Izumo - si peu connue, du monde occidental, bien qu'elle soit plus fortement enracinée que le Bouddhisme dans la vie nationale. A l'exception des ouvrages spéciaux de certains érudits, tels que Chamberlain et Satow - avec lesquels, en dehors du Japon et à moins d'être lui-même un spécialiste, le lecteur européen n'a guère lieu de se familiariser - peu de choses ont été écrites en anglais pouvant donner la moindre idée de ce qu'est le Shintoïsme. On trouvera dans les oeuvres des philologues ci-dessus mentionnés nombre d'anciennes traditions et de rites du plus rare intérêt. Mais, ainsi que M. Satow, lui-même, le reconnaît, il est encore difficile de donner une réponse précise à cette question : "Quelle est la nature du Shintoïsme?"

Comment définir l'élément commun aux six sortes existantes de Shintoïsme, dont quelques unes - soit que le temps, l'autorité nécessaire ou l'occasion aient fait défaut - n'ont été étudiées par aucun savant étranger. Même en ses formes extérieures actuelles, le Shintoïsme est suffisamment complexe pour solliciter à la fois les efforts de l'historien, du philologue et de l'anthropologiste, ne serait-ce que pour découvrir les lignes multiples de son évolution et remonter aux sources de ses éléments divers: polythéisme et fétichismes primitifs, traditions d'origine douteuse, concepts philosophiques de Chine, de Corée et autres lieux, le tout mélangé de Bouddhisme, de Taoïsme, de Confucianisme. Ce qu'on a appelé la "Renaissance du Pur Shintoïsme" - tentative secondée par le gouvernement dans le but de restaurer la culte dans son archaïque simplicité en le dépouillant de ses apports étrangers, et spécialement de tout signe ou témoignage d'origine bouddhique - n'aboutit qu'à la disparition d'un art sans prix, laissant le problème des origines aussi compliqué qu'auparavant. Le Shintoïsme, au cours de quinze siècles, a subi des modifications trop profondes pour être ainsi refondu par un décret. Les mêmes raisons démontrent que les essais tentés par les savants en vue de déterminer ses rapports avec l'éthique nationale par une simple analyse historique ou philologique ne peuvent qu'échouer. Autant vaudrait chercher à expliquer l'ultime secret de la vie par des éléments du corps qu'elle anime. Toutefois, lorsque les résultats d'un tel labeur se seront intimement liés à la connaissance profonde de la pensée et du sentiment japonais - et non la pensée, le sentiment d'une classe particulière, mais de la nation dans son ensemble - alors, on aura la notion réelle, complète, de ce qu'a été, de ce que peut être encore le Shintoïsme. Voilà, j'en ai l'espoir, ce que devront accomplir les efforts combinés des savants japonais et européens.

Cependant, par la poésie simple de ses croyances, par l'éducation de l'enfant dans la famille, par la dévotion filiale aux tablettes des ancêtres, il est possible de percevoir une partie de ce que "Shintô" signifie. Encore y faut-il une résidence de plusieurs années parmi le peuple, vivre de sa vie, adopter ses mœurs et ses coutumes. On aura, du moins, à ce prix, conquis le droit d'exprimer sur le Shintoïsme sa conception personnelle.

Les maîtres clairvoyants de cette ère du Meiji, lorsqu'ils séparaient l'État de l'église bouddhiste pour affermir le Shintoïsme, savaient, à n'en pas douter, le force nouvelle qu'ils imprimaient à une religion non seulement en parfaite harmonie avec leur propre système politique, mais animée d'une vitalité bien autrement profonde que celle de la croyance étrangère qui, bien que toute puissante par son influence artistique, n'avait jamais poussé ses racines très avant dans le sol intellectuel du Japon.

A peine transplanté de Chine treize siècles auparavant, le Bouddhisme était déjà tombé en décrépitude, alors que le Shintoïsme, incontestablement plus vieux de quelques milliers d'années, semble avoir gagné plutôt que perdu de sa vigueur à travers ces périodes changeantes. Éclectique comme le génie de la race, il s'est approprié et assimilé toutes les formes de pensée étrangère pouvant aider à sa manifestation matérielle ou fortifier sa morale. Le Bouddhisme a tenté d'absorber ses dieux comme il avait fait auparavant ceux du Brahmanisme ; mais, bien que cédant en apparence, il empruntait, en réalité, la force de son rival. Et cette vitalité prodigieuse, le Shintoïsme la doit à ce fait qu'au cours de son long développement - dont les débuts se perdent dans la nuit des temps - il parvint, dès une époque lointaine, et demeure encore, si l'on pénètre au delà de la surface, une religion du cœur. Quelle que soit l'origine de ses rites et de ses traditions, son esprit moral s'est identifié avec les plus intimes et les meilleurs émotions de la race. D'où il suit qu'en Izumo, particulièrement, la tentative d'une création de Shintoïsme bouddhique n'aboutit qu'à la formation d'un Bouddhisme shintoïste.

Cette vivante force secrète du Shintoïsme d'aujourd'hui - force à laquelle se heurte le prosélytisme des missionnaires - veut dire quelque chose de plus que ce que contiennent les mots : tradition, culte, cérémonies. Le Shintoïsme peut encore, sans rien perdre de sa puissance, survivre à tout cela. Le développement de l'esprit populaire par l'éducation, l'influence de la science moderne peuvent entraîner la modification, l'abandon de plus d'une vieille conception shintoïste, mais la morale shintoïste persistera ; car "Shintô" signifie caractère dans son sens le plus élevé : courage, courtoisie, honneur, et, par-dessus tout, loyauté. "Shintô" signifie piété filiale, amour du devoir, volonté toujours prête à l'abandon de la vie pour un principe et sans demander pourquoi. Il est dans la docilité de l'enfant, dans la douceur de la femme. Il est conservateur aussi, frein salutaire au penchant de l'esprit national facilement enclin a rejeter le meilleur du passé pour se précipiter avec emportement sur les modernités étrangères. Il est une religion, mais une religion transmuée en une impulsion héréditaire vers le bien, en un pur instinct moral. Il est, en un mot, toute la vie émotionnelle de la race: l'Âme du Japon.

L'enfant vient au monde ainsi ; l'éducation familiale, l'enseignement scolaire ne donnent que l'expression à ce qui est inné en lui, et, sans qu'il soit besoin de semences nouvelles, ne font qu'activer le sentiment moral hérité des ancêtres. De même que, par hérédité, lui est transmise une aptitude à manier le pinceau que n'acquiert point une main européenne, ainsi lui sont léguées des tendances morales absolument dissemblables des nôtres. Demandez, dans une école japonaise, à de jeunes étudiants de quatorze à seize ans d'exprimer leur plus cher désir : neuf sur dix, si vous leur inspirez quelque confiance, vous répondront : "Mourir pour Notre Empereur !" Et le vœu jaillit du cœur, pur comme celui d'une âme aspirant au martyre.

Dans quelle mesure ce loyalisme s'est-il ou non affaibli, chez les étudiants des grands centres comme Tôkyô, par le nouvel agnosticisme et le développement rapide des idées du XIXe siècle, c'est ce que je ne puis savoir, mais il persiste dans les campagnes, aussi naturel à la jeunesse que l'est le sentiment du plaisir. Sentiment non réfléchi, d'ailleurs, très différent de celui qui, chez nous, est le résultat d'une conscience plus mûre, d'une conviction plus assurée. Le jeune Japonais n'en recherche pas les origines : la beauté, seule, du sacrifice lui est une raison suffisante. Ce loyalisme enthousiaste est une forme de la vie nationale ; il tient au sang, pareil au mouvement instinctif de la fourmi qui meurt pour le salut de sa petite république, inconscient comme le dévouement des abeilles à leur reine. Voilà ce qu'est le Shintoïsme.

En ce qui concerne ses formes extérieures, le moderne Shintoïsme est, en vérité, difficile à analyser. Mais à travers le tissu compliqué des croyances étrangères qui s'y sont étroitement entrelacées, certains indices de son caractère primitif s'y laisse encore aisément discerner. En quelques-uns de ses rites anciens, dans ses prières, ses symboles, ses textes archaïques, de même que dans les idées naïves de ses plus humbles adorateurs, il apparaît pleinement comme étant, de toutes les formes d'adoration, la plus ancienne, celle qu'Herbert Spencer a appelée "la racine de toutes les religions": la dévotion à la mort. C'est du moins ainsi que l'ont le plus fréquemment interprété ses propres savants et ses plus grands théologiens. Ses divinités sont des esprits ; tous les morts deviennent des dieux. Dans le Tama no mihashira, Hirata, le grand commentateur, dit : "Les Âmes des morts continuent d'exister dans le monde invisible qui nous entoure, et tous deviennent des dieux, avec des caractères différents et différents degrés d'influence. Quelques-uns résident dans les temples élevés en leur honneur, d'autres planent au-dessus de leurs tombeaux ; et, comme s'ils habitaient encore leur enveloppe corporelle, ne cessent de servir leur prince, leurs parents, leurs femmes et leurs enfants. Ils font plus, car ils contrôlent la vie et les agissements des hommes. "Toute action humaine", dit encore Hirata, "est l'œuvre d'un dieu" . Et Motoori, non moins célèbre interprète de la doctrine du pur Shintoïsme, écrit : "Toutes les idées morales nécessaires à l'homme lui sont suggérées par les dieux et sont de même nature instinctive que ceux qui le pressent de se nourrir lorsqu'il a faim ou de se désaltérer lorsqu'il a soif.

Avec cette doctrine de l'Intuition, point n'est besoin de Décalogue ni de Code fixe de morale et la conscience humaine devient l'unique et seul guide. Quoique toute action soit "l'œuvre d'un Kami" chacun possède en soi la faculté de discerner le juste de l'injuste, l'influence du bon ou du mauvais dieu.

Il n'est d'enseignement moral infaillible que celui de notre propre cœur. "Avoir compris, dit aussi Motoori, qu'il n'y a ni chemin à connaître, ni route à suivre (Dans le sens de Chemin moral, c'est-à-dire un système d'éthique), c'est réellement avoir compris le "Chemin des Dieux" . Et Hirata écrit : "Si vous avez le désir de pratiquer la véritable vertu, apprenez à redouter l'invisible : vous serez préservé de mal faire. Faites vœu aux dieux qui gouvernent l'Invisible, cultivez votre conscience (ma-gokoro) et vous ne vous égarerez jamais du droit chemin." Comment obtenir la suprême culture spirituelle du Moi ?... Le même grand commentateur l'expose à peu près avec la même brièveté : "La dévotion à la mémoire des ancêtres est le ressort de toutes les vertus. Celui qui n'oublie point ses devoirs envers eux ne peut être irrespectueux des dieux ni de ses parents. Un tel homme sera fidèle à son prince, à ses amis, bon et doux envers sa femme et ses enfants."

Ces antiques croyances sont-elles si éloignées des idées du XIXe que nous nous permettions d'en sourire ? La foi de l'homme des premiers âges et la science du plus profond psychologue peuvent, par une étrange harmonie, se rencontrer au seuil d'une même vérité finale, et la pensée d'un enfant peut répéter les conclusions d'un Spencer ou d'un Schopenhauer. Est-ce que nos ancètres ne sont pas, en vérité, nos Kami ? Nos impulsions et nos tendances, nos capacités et nos faiblesses, nos héroïsmes comme nos timidités, tout cela n'a-t-il pas été créé par ces myriades d'existences évanouies qui nous transmirent le don mystérieux de la Vie ? Et ce "quelque chose", cet "Ego" si infiniment complexe qu'est chacun de nous, devons-nous le traduire par "Je" ou par "Ils" ?

Et qu'est notre conscience, sinon la somme héritée d'expériences lointaines et sans nombre, variant entre le bien et le mal. Ne rejetons donc pas trop hâtivement cette pensée du Shintoïsme que tous les morts deviennent dieux tant que nous respecterons les convictions des âmes fortes d'aujourd'hui qui proclament la divinité de l'Homme.

Le culte "Shintô" des ancêtres, comme le culte des ancêtres de tous les temps, ne fut, sans doute, que le développement des rites funéraires, suivant la loi générale de l'évolution si justement tracée par Herbert Spencer ; et il y a lieu de croire que les formes primitives du culte public "Shintô" dérivèrent d'un culte de famille plus ancien encore, - à peu près de la même manière que, dans son livre puissant, La Cité antique, M. Fustel de Coulanges nous fait voir les institutions de la religion publique des Grecs et des Romains évoluant de la religion du foyer. Le mot Ujugami, maintenant en usage pour désigner un temple paroissial shintoïse et ses dieux, signifie "Dieu de la famille". Il est, dans sa présente forme, la corruption ou la contraction de Uchi-no-kami : "le Dieu de l'intérieur", le "Dieu de la maison". Les commentateurs shintoïstes ont essayé d'interpréter, il est vrai, cette expression d'autre sorte. Hirata, cité par M. Ernest Satow, déclare que le nom ne s'appliquer qu'à l'ancètre ou aux ancètres communs, ou encore à celui qui, ayant droit à la gratitude d'une communauté, mérite des honneurs équivalents. Tel fut, indubitablement, en son temps et longtemps avant lui, l'exact emploi du terme ; mais l'étymologie semble plus certainement en faire remonter l'origine au culte de famille, et, en ce qui concerne l'évolution des institutions religieuses, confirmer les croyances scientifiques modernes.

Or, précisément de même que le culte familial persista chez les Grecs et les Latins à travers le développement et l'expension de la religion publique, de même le culte shintoïste de la famille a continué concurremment avec le culte paroissial dans les innombrables Ujigami, avec le culte populaire dans les célèbres Oho-yashiro (10) des différentes provinces, et avec le culte national dans les grands temples d'Isé et de Kizuki. Nombre d'objets connexes au cultre domestique sont d'origine étrangère ou moderne ; mais ses rites simples, sa poésie inconsciente ont retenu leur charme archaïque.

L'aspect du Shintoïsme de beaucoup le plus intéressant, pour qui veut étudier la vie japonaise, se rencontre dans ce culte familial qui, ainsi que celui de l'antique Occident, existe sous une double forme.

Dans presque toutes les habitations d'Izumo on voit un kamidana ou "Planche des Dieux" sur lequel est généralement placé un petit temple en miniature (miya) enfermant des tablettes qui portent les noms des dieux - l'une d'elles, au moins, toujours fournie par le temple de la paroisse shintoïste voisine ; plus divers ofuda - textes sacrés et charmes - qui sont, le plus souvent, des promesses écrites au nom de quelque Kami protecteur.

A défaut de miya, les tablettes et les ofuda sont simplement rangés en un certain ordre : les plus sacrés occupant la place du milieu.

Quant aux images, il ne s'en trouve que fort rarement sur le kamidana ; car, aussi bien que par la loi juive ou la loi mahométane, elles étaient rigoureusement exclues du Shintoïsme primitif. Toute l'iconographie shintoïste appartient à une époque relativement moderne - spécialement à la période Riôbu-Shintô - et peut être considérée comme étant d'origine bouddhique. Si quelques-unes subsistent, cependant, ce sont, sans doute, ces petites figures jumelles d'Oho-kuni-nushi-no-Kami et Koto-shiro-nushi-no-Kami que décrit un ancien document concernant le temple de Kisuki et faites à Kizuki en ces dernières années.

Les kakemono shintoïstes, également récents, représentent des incidents du Kojiki et sont bien plus répandus que les icônes. Ils occupent, d'ordinaire, le toko (alcôve) de la chambre même où se place la Planche des Dieux, mais ne se rencontrent pas dans la maison des classes cultivées. On ne voit, généralement, autre chose, sur la planche sainte que le simple miya et quelques ofuda. Il est très rare d'y trouver le miroir, ou encore les gohei - sinon ceux qu'on attache au petit shimenaua qui est suspendu au haut de la Planche des Dieux ou à l'espèce de boîte qui sert parfois d'enveloppe au miya. Les shimenaua et les gohei de papier sont les emblèmes caractéristiques su shintoïsme ; les ofuda, les mamori sont absolument modernes. Le shimenaua décore non seulement la façade du sanctuaire familial, mais les portes de presque toutes les maisons d'Izumo. C'est, d'ordinaire, une corde mince en paille de riz, qui prend des proportions énormes, comme poids et comme forme, lorsqu'elle est placée devant la demeure des hauts fonctionnaires shintoïstes, tels que le Taisha Guji de Kizuki. Cette corde est garne dans toutes sa longueur, et à intervalles réguliers - en manière de frange - de petites touffes de paille qui alternent avec d'autres touffes de papier découpé (gohei) ; celles-ci représentant des offrandes de vêtements faites aux Dieux, selon l'antique coutume maintenant abolie. L'origine en remonte à la plus ancienne légende du Japon racontée tout au long dans le Kojiki : la Déesse du soleil, ayant quitté la caverne où elle s'était retirée, trouva, lorsqu'elle y voulut rentrer, une corde en paille tendue devant l'entrée par une autre divinité avec qui elle était en querelle.

La présence universelle de cette corde de paille symbolique, qu'on rencontre souvent encore autour d'un champ de riz, est l'un des premiers traits curieux qui impressionnent le voyageur en Izumo.

Le plus grand déploiement de ce symbole sacré se fait aux époques des grandes fètes telles que le Jour de l'An, l'anniversaire de l'accession de Jimmu Tennô au trône du Japon, et celui de la naissance de l'Empereur. Les rues, à ce moment, superbement décorées de lanternes, sont, pendant des lieues, festonnées de shimenaua, épais comme des cables de navires.

Une des curiosités de Matsue, ce sont les boutiques de Miya qui, sans être, à la vérité, particulières à cette vieille cité de la province d'Izumo, y sont infiniment plus intéressantes que celles qu'on trouve dans les villes plus grandes des autres provinces. Il y a des miya de cent sortes différentes, depuis le bibelot qui vaut moins d'un yen jusqu'aux autels de vastes proportions qui peuvent monter jusqu'à dix yen et plus. Ils sont destinés aux habitations opulentes. à coté de ceux-ci, qui sont les autels du foyer domestique, on remarque, parfois, de solides constructions de ce genre, en bois précieux, laquées et dorées, d'uen valeur de trois cents à cinq cents yen. Mais ce ne sont pas des sanctuaires intérieurs ; ce sont des autels de parade faits pour de riches marchands. Ils ne sont exposés qu'aux jours de fêtes shintoïstes et, deux fois par an, portés en procession à travers les rues aux cris de Chosaya ! Chosaya !. Chaque temple paroissial possède ainsi un grand miya portatif mené processionnellement, en ces mêmes circonstances, avec accompagnement de chants et de tambours.

La majorité de ces temples-miniature sont des objets fort bon marché ; on peut, moyennant deux yen, s'en procurer de très jolis, mais ceux de petite dimension qu'on voit dans les maisons des classes pauvres n'atteignent pas, à beaucoup près, la moitié d'un yen. Un miya travaillé, un miya de prix est contraire à l'esprit du Shintoïsme. Le véritable miya doit être en bois d'hinoki blanc, sans tâches, et assemblé sans clous. La plupart de ceux que j'ai vus dans les boutiques ont toutes leur parties jointes uniquement avec de la colle de riz que l'habilité de l'ouvrier rend tout à fait suffisante. Le pur Shintoïsme les veut sans ornements ni dorure. Quelques-uns, en certains intérieurs élégants, peuvent, par le décor, par leur structure artistique, provoquer une juste admiration, mais ceux en bois blanc, tout uni, des mille ou treize cents maisons de laboureurs ou de Kurumaya (Conducteur de Kuruma ou Jinrikisha) représentent véritablement l'esprit de simplicité qui caractérise la religion primitive.

Le kamidana, ou "Planche des Dieux", sur lequel sont disposés le miya et autres accessoires du culte shintoïste, est généralement posé à la hauteur de six ou sept pieds au-dessus du sol, de manière à être facilement atteint avec la main. Mais dans les maisons très élévées de plafond, le miya, parfois, est placé à une hauteur telle que les offrandes saintes ne peuvent être servies sans le secours d'un coffre ou d'un autre support. Le kamidana, d'ordinaire, ne fait pas corps avec le mur ; c'est une simple planche fixée sur des consoles à l'un des angles de l'appartement, soit aux parois mêmes ou, ce qui est plus habituel encore, au kamoi ou poutre horizontale dans la rainure de laquelle glissent les paravents en papier fort (fusuna) qui séparent les chambres les unes des autres. Quelquefois peint ou laqué, il est le plus souvent de bois blanc et plus ou moins large, selon les proportions du miya, le nombre d'ofuda et autres objets sacrés qu'il supporte.

Dans quelques habitations, notamment celles des hôteliers et des petits marchands, le kamidana est allongé de façon à recevoir un certain nombre de menus autels dédiés à différentes divinités "shintô", plus particulièrement à celles qu'on suppose présider à la richesse, à la prospérité commerciale. Dans les maisons pauvres, il est toujours installé dans la pièce qui donne sur la rue. à Matsue, les marchands le mettent en leur boutique, de telle sorte que, d'un coup d'oeil, le passant, le client peuvent dire à quelles divinités ils ont prêté confiance.

Certaines règles fixent la place qu'il doit occuper, c'est-à-dire face au midi ou à l'est, jamais à l'ouest ni, sous aucun prétexte, au nord ou au nord-ouest. On interprète cet usage par l'influence sur le Shintoïsme de la philosophie chinoise, en vertu de laquelle un prétendu rapport existerait entre le Midi ou l'Est et le Principe Mâle, entre l'Ouest et le Nord et le Principe Femelle. Mais la notion populaire l'explique par une autre raison. Comme les morts sont toujours enterrés la tête tournée vers le nord et que tout ce qui touche à la mort est impur, il serait tout à fait injurieux d'installer un miya dans les mêmes conditions. En ce qui concerne l'ouest, la coutume est moins strictement observée. Les kamidana d'Izumo, cependant, sont, pour la plupart, placés au sud ou à l'est. La question du choix des chambres ne se pose pas pour les pauvres gens, dont le logis ne comporte souvent qu'une seule pièce, mais dans la classe moyenne, il est de règle de ne jamais les mettre ni dans le salon (zashiki) ni dans la cuisine. La haute bourgeoisie a les siens dans l'une des chambres les plus petites de l'appartement et l'on doit y témoigner d'un grand respect, n'y point dormir, ou simplement reposer, les pieds tournés vers le kamidana. De même ne peut-on prier ou se tenir en sa présence en état d'impureté religieuse, telle qu'avoir touché un cadavre, assisté à des funérailles bouddhiques ou durant la période d'un deuil de parents inhumés selon le rite bouddhique. Si les obsèques de quelque membre de la famille ont été ainsi célébrées, le kamidana, durant cinquante jours, de même que l'ofuda, ou invocation pieuse fixée à la porte de l'habitation shintoïste, doivent être masqués par du papier blanc. Le feu du foyer, pendant cette même période, est déclaré impur ; le terme accompli, les cendres des brasiers et de la cuisine doivent être jetées ; et l'on rallume un feu nouveau avec la pierre et le briquet.

Les funérailles ne sont pas une source unique d'impureté légale. Le Shintoïsme, religion de pureté et de purification, possède un Deutéronome d'une grande étendue. Il est interdit aux femmes, durant certaines périodes, de prier devant le kamidana, et, plus encore, de faire les offrandes, de toucher aux vases sacrés ou d'allumer les lumières des Kami.

Sur le kamidana, - placés devant le miya ou tout autre objet du culte shintoïste, - on voit deux vases singuliers contenant l'offrande de saké, deux autres, plus petits, avec des fleurs ou des tiges de sakaki, - plante sacrée, - puis une petite lampe, sorte de soucoupe, où flotte une mèche en moelle de jonc dans l'huile de colza. à strictement parler, tous ces ustensiles, sauf les vases à fleurs, doivent être de terre rouge non vernissée, tels qu'on les trouve décrits dans les premiers chapitre du Kojiki. Aux fêtes shintoïstes d'Izumo, le saké bu en l'honneur des dieux se prend également en des coupes d'argile cuite, non vernissée, semblables à de petites tasses rondes. Mais depuis quelques années, le goût s'est transformé et tous les objets d'un kamidana élégant, y compris les hanaike ou vases à fleurs, se font maintenant en cuivre ou en bronze. Dans la classe pauvre, et principalement dans les campagnes éloignées, les ustensiles les plus primitifs sont encore en usage dans une grande mesure ; la lampe n'étant qu'un simple godet de terre cuite (karauake) et le vase à fleurs, une coupe qu'on obtient en sectionnant un bois de bambou immédiatement au-dessous d'un joint, sur une hauteur d'environ cinq pouces.

La lampe de cuivre est beaucoup plus compliquée que le karauake qui ne coûte qu'un rin. Elle est fait de deux parties. La partie inférieure, de la forme d'un verre à vin large et peu profond, avec un pied très épais, possède un rebord, avec un pied très épais, possède un rebord intérieur et un rebord extérieur. Le second récipient est une sorte de coupe de même proportion qui contient l'huile et pose exactement sur le bord intérieur du premier. Cette lampe est toujours garnie d'un petit appendice de cuivre, en forme d'anneau plat, retenu par une tige perpendiculaire, assez longue pour préserver les doigts du contact de l'huile, et qui sert à mouvant la mèche et à la garder dans la position voulue.

De tous les objets exposés sur un kamidana ordinaire, les plus curieux sont les bouchons des vases à saké ou o-mikidokkuri "honorables jarres à saké". Ces bouchons - o miki dokkuri-no-kuchisashi - peuvent être de cuivre, ou faits de jolies et menues lames de bois, joints et courbées dans la singulière forme requise. Ce ne sont pas, en réalité et en dépit du nom, de véritables bouchons : la partie inférieure ne remplit nullement l'orifice du vase ; elle y pénètre simplement comme ferait une feuille par sa tige. Il ne m'est pas aisé d'en connaître l'histoire. Bien qu'il y en ait quantité d'un dessin différent, - dont les plus beaux en cuivre, - tous, par leur aspect, semblent indiquer une origine bouddhique empruntée, peut-être à un symbole : le Hoshi-no-tama, ce joyau mystique en forme de feu-follet, emblème de l'"Essence Pure". L'objet serait ainsi, à la fois, représentatif de la pureté du vin donné en offrande et de la pureté d'âme du donateur.

On n'allume pas tous les soirs la petite lampe - les familles sont trop misérables pour fournir même à cette infinitésimale dépense - mais seulement au premier, quinzième et vingt-huitième jour de chaque mois, qui sont des fêtes shintoïstes obligatoires, avec offrandes aux dieux et où tous les Uji-ko ou paroissiens d'un temple, sont censés visiter leurs ujigami.

C'est jours-là, on répand le saké dans l'o-miki-dokkuri ; de petites branches de pin, des tiges de sakaki, des fleurs nouvelles garnissent les vases du kamidana. Au Jour de l'An, celui-ci, décoré de shimenaua, est tout couvert de sakaki, de moromoki (fougère), de brindilles de pin et de gâteaux de riz doubles.

Mais c'est aux anciens dieux "Shintô", seulement, qu'on rend hommage devant le kamidana. Les ancêtres de la famille, ou morts familiaux, reçoivent les honneurs dans une salle à part appelée mitamaya (chambre des âmes) ou bien - si le culte a lieu selon le rite bouddhique - devant le butsudan ou butsuma.

Le culte de famille bouddhique, en Izumo, coexiste le plus souvent avec le culte de famille shintoïste, et, selon les traditions religieuses de la maison, le mort est honoré, soit dans la mitamaya, soit devant le butsudan.

En outre, il est des familles - particulièrement à Kizuki - qui ne professent le Bouddhisme sous aucune forme, et quelques autres, qui appartiennent à la secte Shin ou la sectre Nichiren, dont les membres ne pratiquent pas le Shintôisme .

Mais que la famille soit bouddhiste ou qu'elle soit shintoïste, le culte domestique des morts se maintient. Les ihai, ou tablettes des morts bouddhistes (hotoke) ne se placent jamais dans une chambre ou un sanctuaire séparés, mais dans l'autel familial bouddhique, côte à côte avec les images et les peintures de divinités bouddhiques qui y sont généralement enfermées. Il en est du moins ainsi quand les honneurs, au lieu d'être rendus dans le rite "Shintô" le sont suivant le rite bouddhique. La forme du butsudan, le caractère de ses images saintes, ses ofuda, ses peintures, ses prières, même, diffèrent avec les quinze sectes différentes. On écrirait des volumes avant d'en épuiser le sujet.

Je me contenterai de constater qu'il y a des autels bouddhiques de toutes dimensions, de toutes catégories et de tous prix, et que le butsudan de la secte Shin, bien que le moins intéressant, selon moi, est regardé comme le modèle du genre, le plus fini et le plus parfait de forme. Celui d'un très pauvre ménage ne vaut plus de quelques sous, tandis qu'un riche dévot peut, à Kyôto, payer le sien d'autant de milliers de yen qu'il en voudra donner.

Quoique les formes du butsudan et le caractère de son contenu soient extrêmement variables, la forme des tablettes mortuaires est généralement celle que représentent, en cet ouvrage, les illustration de ihai . Il en est de plus ornés, plus coûteux et plus rares ; d'autres, tout unis et sans valeur aucune ; mais la forme la plus usité, en Izumo et dans tout le pays de San-indo, est celle ci-dessus désignée, avec quelques différences, cependant, dans les dimensions. Le ihai des hommes est plus grand que celui des femmes ; il a aussi un chapiteau que n'a pas celui des femmes. Celui de l'enfant est toujours extrêmement petit. La hauteur moyenne du ihai d'un adulte masculin est d'un peu plus d'un pied, et son épaisseur d'un pouce ; son chapiteau est surmonté du Hoshi-no-tama - la gemme mystique - et décoré de nuages. Le piédestal est une fleur de lotus, laqué richement et doré ; la tablette, elle-même, laquée en noir avec le nom posthume (kaimyô) en lettre d'or - ken-mon-ji-shô-shin-ji ou autres syllabes indiquant les vertus du défunt.

Les pauvres gens, hors d'état d'offrir des tablettes aussi luxueuses, ont les leurs en bois blanc uni, avec le kaimyô, parfois simplement écrit en lettres noires, ou, plus souvent, sur une bande de papier blanc appliquée à la colle sur le ihai : le nom vivant, fixé, sans doute, au dos de la tablette. Ces tablettes s'accumulent ainsi avec les générations et l'on en rencontre un grand nombre conservées de cette manière en certaines maisons.

Il est toujours préparé deux ihai pour chaque mort bouddhiste. L'un, plus grand, d'ordinaire, que celui du sanctuaire familial, est conservé dans le temple paroissial du défunt avec une coupe où du thé et de l'eau sont, chaque jour, versés en offrande. On peut voir ainsi, dans tous les grands temples, des milliers de ihai disposés en rangs, les uns derrière les autres, avec leur coupe ; car les âmes mêmes des morts sont censées boire leur thé. L'offrande, je le crois, est souvent négligée : j'en ai vu maintes quantités qui, sans doute par la faute de quelque desservant paresseux, ne contenaient que de la poussière

Une belle et touchante coutume subsiste encore en Izumo, et dans tout le Japon, peut-être, bien que beaucoup moins répandue qu'autrefois, et qu'autant que j'ai pu m'en convaincre, les classes cultivées, seules, ont toujours pratiquée. Lorsqu'un époux disparaît, et que la veuve est résolue de ne point se remarier, on érige deux ihai sur l'un desquels est peint en lettres d'or, le kaimyô du défunt ; sur l'autre, celui de l'épouse, mais avec la première lettre en rouge. Puis on dépose les deux ihai dans le butsudan de la famille. Deux autres tablettes plus grandes, faites exactement de même, sont placées dans le temple paroissial, avec la coupe en moins devant celle de la femme. La lettre rouge solitaire exprime le vœu de fidélité à la mémoire du mort. En outre, la veuve perd son nom parmi les vivants, et ses enfants, ses amis, ne la désignent plus que par un fragment de son kaimyô. Exemple : "shin-toku-in-san", abréviation d'une appellation posthume beaucoup plus étendue et plus sonore : shin-toku-in-den-jôyo-teisô-daishi.

C'est une hommage à la fois au souvenir du mari et à la constance de la femme que d'être ainsi désigné par son kaimyô. Ce même vœu peut être prononcé par un époux passionnément épris, et la lettre rouge de son ihai en témoigne, non seulement en sa maison, mais encore au lieu du culte public. Toutefois, le veuf ne porte pas, ainsi que la veuve, le nom de son kaimyô.

Le premier devoir religieux, chaque matin, d'un ménage bouddhiste est de déposer devant la tablette du mort une petite tasse de thé préparée avec la première eau chaude - o-Hotoke-San-ni-o-cha-to-ageru - avec des offrandes de riz bouilli et de fleurs fraiches. L'encens, bien que non autorisé par le Shintoïsme, monte devant les tablettes. Pendant la nuit, et quelquefois aussi dans la journée, durant certaines fêtes, une petite lampe appelée "rintô" dont la forme diffère de celle qu'on allume devant le miya, brûle, avec deux autres lumières, dans le butsudan. Tous les mois, au jour correspondant à celui de la mort, un léger repas uniquement composé de shôjin-ryôri est servi devant les tablettes.

De même que la religion domestique "Shintô" a, tous les ans, sa fête spéciale qui va du premier au troisième jour de l'année nouvelle, de même le culte bouddhique des ancêtres a son Bonku ou Bonmatsuri qui dure du treizième au seizième jour du septième mois. C'est la Fête des âmes. Ce sont alors des dons d'alignements et de fleurs, et le butsudan ainsi que la maison sont brillamment décorés pour souhaiter la bienvenue aux fantômes-visiteurs.

Cependant, comme le Bouddhisme, le Shintoïsme a ses ihai, mais ceux-ci, de forme et de matières réduites à la plus extrême simplicité : des planchettes de bois blanc, hautes de huit pouces. Ces tablettes se mettent, soit en un certain miya que l'on conserve dans une autre pièce que celle qui contient l'autel des Kami, soit sur une petite planche que le peuple désigne sous le nom de Mitama-san-no-tana, "La Planche des Esprits Augustes". La planche ou l'autel des ancêtres et des morts de la famille est toujours placée à une très grande hauteur dans le mitamaya ou soreisha, ainsi qu'on appelle quelquefois, la Chambre des âmes, exactement de même que le miya des Kami dans sa chambre spéciale. Les tablettes, parfois, sont supprimées et le nom s'écrit simplement sur la boiserie du sanctuaire dédié aux Esprits.

Mais le Shintoïsme ne comporte pas de kaimyô, ou nom posthume. Le nom vivant du mort s'inscrit sur le ihai, avec la seule addition du mot : Mitama (Esprit). Aux jours mensuels se rapportant à la date de la mort, une prière est dite, d'un caractère particulier, accompagnée d'offrandes de vin, de poisson et d'autres mets divers.

Les Mitama-san ont aussi leurs lampes et vases de fleurs, et, bien qu'à un moindre degré, reçoivent des honneurs semblables à ceux des Kami.

Les prières récitées devant les ihai des deux religions, débutent, avant de s'adresser aux ancêtres, par les formules respectives du Shintoïsme et du Bouddhisme. Ces prières sont rarement énoncées à voix haute ; on les murmure tout bas ; parfois même, venues du cœur, elles deviennent une simple prière intérieure. Les shintoïstes frappent des mains trois ou quatre fois, prononcent le sacramentel "Harai-Tamai" puis, mentalement :

"Augustes Esprtis de nos premiers pères, vous les aïeux des générations, de nos familles et de nos proches, à vous, fondateurs de nos maisons, nous adressons, en ce jour, nos joyeux remerciements."

Les Bouddhistes, selon leur secte, murmurent le Namu-myô-hô-ren-ge-kyô ou Namu Amida Butsu ou, encore, quelques autres paroles saintes, - prière ou louange au Bouddha.

Quand la nuit tombe, c'est l'instant où, soit par quelque serviteur de confiance, soit par un membre de la famille, les lampes des dieux et des ancêtres s'allument en Izumo. La règle orthodoxe "Shintô" les veut uniquement alimentées d'huile naturelle (Tomoshiabura), celle de colza, le plus souvent. Il y a cependant, parmi les classes les plus pauvres, tendance évidente à substituer à l'ancienne forme une minustcule lampe à la cire. C'est un acte très répréhensible aux yeux des observateurs rigides, pour qui le fait même d'allumer les lampes avec des allumettes est presque une hérésie. Car on ne peut les certifier toujours faites de matérieux absolument purs, et les lampes des Kami ne doivent être mises en œuvre qu'au moyen du feu le plus pur, le feu naturel et sacré qui gît caché en toutes choses. Aussi, toute famille shinoïste strictement orthodoxe possède-t-elle, en un petit réduit, une boîte contenant les instruments primitifs destinés à la production du feu sacré et consistant en un hi-uchi-ishi ou pierre à feur, un hi-uchi-gane ou briquet, un hokuchi, amadou fait de mousse séchée et des tsukegi, fragments de pin résineux. On pose sur la pierre un peu de cet amadou qui couve lentement, en quelques coups de briquet, et sur lequel on souffle jusqu'à ce qu'il s'enflamme. On allume alors, à cette flamme, un brindille de pin et, avec elle, les lampes des dieux et des ancêtres. Quand plusieurs grandes divinités sont représentées par un certain nombre d'o-fuda, dans le miya ou sur la Planche des Dieux, on allume, parfois, à chacun d'eux, une lampe séparée, et, en même temps, les flambeaux ou les lampes du butsudan, s'il en est un dans la maison.

Quoique l'emploi de la pierre et du briquet, à cet usage, soit probablement destiné à disparaître à la prochaine génération, il prévaut encore dans une large mesure, et surtout dans les campagnes, en Izumo. Aux lieux mêmes où les allumettes de sûreté ont supplanté les outils orthodoxes, l'idée orthodoxe se trahit encore par le choix qu'on en fait. Celles de provenance étrangère ne sont pas tolérées, le fabricant indigène donnant, avec succès, à entendre que le phosphore qui entre dans leur composition étant le produit des os d'animaux morts, il y aurait sacrilège à allumer les lampes des Kami avec un feu aussi profane. En d'autres parties du Japon, les allumettes portent, imprimés sur leur boîte, les mots suivants : "Saikyô go honzon yo" - "Préparées à l'usage du Grand Temple Sacré de Saikyô". - Mais le sentiment shintoïste était trop profond en Izumo pour se laisser prendre à une affirmation de ce genre. Ce qui pouvait convenir à un temple de la secte Shin suffisait, au contraire, à mettre en garde les Shintoïstes. Aussi des précautions durent-elles être prises avant de laisser les allumettes amorphes pénétrer dans la province des Dieux. Les boîtes d'Izumo sont maintenant ainsi estampées : "Pures, et préparées à l'usage des lampes des Kami, ou des Hotoke !".

L'inévitable danger, au Japon, c'est l'incendie. Les premiers objets à sauver en ce cas, selon l'usage traditionnel, sont, autant que possible, les autels des dieux et les tablettes des ancêtres. Si ceux-là sont épargnés, la majeure partie des valeurs de la famille sont assurées, dit-on, de l'être également ; s'ils sont perdus, au contraire, tout est perdu.

Les mots "soreisha" et "mitamaya", selon le sens qu'on leur prète en Izumo, peuvent, me dit-on, signifier, indifféremment, le peit miya dans lequel est conservé le ihai shintoïste, ou la partie de l'appartement dans lequel il est placé avec les offrandes. Celles-ci, par tous ceux à qui leurs moyens le permettent, sont présentées sur une sorte de table, haute et étroite, semblable à celles qui servent au même usage dans les temples et aux cérémonies publiques des funérailles.

Le culte de famille bouddhique établie une distinction entre les Hotoke ou âmes des morts anciens, et les Shin botoke qui sont celles des décédés récents ou "Nouveaux Bouddhas". Aucune requête directe ne s'adresse à un Shin botoke en vue d'obtenir une grâce surnaturelle, car, malgré l'appellation respectueuse de Hotoke, l'esprit d'un mort nouveau ne peut être considéré comme ayant atteint à la "Bouddhaïté". La route est longue qu'il lui faut suivre avant d'y parvenir et d'apporter une aider qui lui est, sans doute encore, à lui-même nécessaire ! Aussi, l'homme véritablement pieux se préoccupe-t-il avec sollicitude de la condition de cette âme, surtout lorsqu'il s'agit de celle d'un enfant. Car l'âme d'un enfant est faible, exposée aux dangers. C'est pourquoi la mère, parlant à sa fille, à son fils disparus, le conseille, l'admoneste avec tendresse, ainsi qu'elle ferait à son enfant vivant ; et ce qu'elle peut lui dire prend moins la forme d'une prière que celle d'une adjuration ou d'un avertissement, toujours exprimés à voix basse :

  • Jôbutsu seyô ou Jôbutsu shimasare - Que tu deviennes un Bouddha ;
  • Mayô na yo - Ne te perds pas, ou ne te trompe pas.
  • Miren-uo nokorazu. - Ne te laisse pas envahir par le regret (de ce monde)
  • Celle qui suit, prononcée par les croyants de la secte Shin, est plus en accord avec l'idée de prière occidentale.
  • O-mukai kudasare Amida Sama - O Seigneur Amida, daigne accueillir augustement (cette âme).

On sait que le culte des ancêtres, bien qu'adopté par le Bouddhisme chinois et japonais, n'est pas d'origine bouddhique.

On sait aussi que le suicide est un acte réprouvé par le Bouddhisme. Cependant, au Japon, l'angoisse que laisse au cœur des affligés le sort réservé à l'âme d'un disparu a souvent motivé le suicide ; ou, du moins, l'a justifié chez ceux qui, tout en acceptant le dogme bouddhique, adhéraient encore à la coutume primitive. On a vu des serviteurs suivre dans la mort leur dame ou leur seigneur, croyant, au-delà, les aider encore de leurs services et de leur dévouement. C'est ainsi qu'une nouvelle intitulée : Hogen-no-monogatarii, met en scène un des ces serviteurs disant, après la mort de son jeune maître :

- Sur la montagne de Shide, par la rivière sombre de Sanzu, qui donc le conduira ? S'il est pris d'épouvante, ne m'appellera-t-il pas par mon nom comme il avait accoutumé ? Mieux vaut mourir, et le servir là-bas comme autrefois, que languir ici et le pleurer en vain.

Les prières des Bouddhistes aux Hotoke particuliers de la famille diffèrent totalement de celles qu'ils adressent aux Shin-hotoke ; en voici quelques exemples :

  • Kanai anzen - (Daigne) que notre famille soit préservée.
  • Emmai sakusai - Que nous jouissions d'une longue vie sans chagrins.
  • Shôbai hanjo - Que nos affaires soient prospères (Invocation réservée aux marchands et aux commerçants)
  • Shison chôkin - Que la perpétuité de notre descendance soit assurée.
  • Onteki taisan - Que nos ennemis soient dispersés.
  • Yakubyô shôletsu - Que la peste ne puisse nous atteindre.

Quelques-unes de ces prières sont les mêmes pour les Shintôistes. Les anciens samourai répétaient encore celle-ci qui était spéciale à leur caste :

  • Tenka taihei - Qu'une longue paix règne sur le monde.
  • Bu-un chôkyu - Qu'à la guerre notre bonne fortune soit éternelle.
  • Ka-ei-manzoku - Que notre maison (famille) reste toujours fortunée.

Il va sans dire que certaines prières, émanant du cœur - supplications ou sentiments de reconnaissance - peuvent s'ajouter à ces formules silencieuses. Il en est qui sont dites, ou plutôt pensées, dans le ton du langage courant. La suivante est celle d'une mère d'Izumo, adressée à l'esprit ancestral qu'elle avait imploré en faveur de son enfant malade :

  • O-kage-ni kodomo no byôki mo znkuai itashimashite, arigatô goza-imasu ! "Par ton auguste influence la maladie de mon enfant a disparu ; je te remercie."
  • o-kage-ni, littéralement, signifie : "dans l'ombre auguste de ". La phrase originale recèle une beauté mystérieuse qu'une traduction libre, ou simplement exacte, ne saurait rendre.

Ainsi, dans ce culte de l'Extrême-Orient, l'amour a divinisé les morts ; et la perspective de cette apothéose attendrie peut voiler d'une ombre consolante la mélancolie naturelle de la vieillesse. Jamais, au Japon, les morts ne sont , comme chez nous, rapidement oubliés. Une foi naïve les fait demeurer encore parmi ceux qui leur furent chers, et leur place reste sacrée au foyer domestique. Le vieux patriarche qui va quitter la terre sait que des lèvres aimantes, chaque soir, devant l'autel, balbutieront des mots à sa mémoire ; il sait que des cœurs fidèles, dans la douleur l'imploreront, dans la joie le béniront, que de douces mains présenteront à son ihai de pures offrandes, des fleurs, des fruits, les menues friandises qu'il aima pendant sa vie, verseront dans la coupe des ombres et des ancêtres le thé parfumé ou le vin de riz ambré.

D'étranges changements se préparent en ce pays où s'évanouissent les coutumes anciennes et les vieilles croyances. Les idées d'aujourd'hui ne seront pas celles de l'âge prochain... mais tout cela, heureusement, il l'ignore en sa province d'Izumo si jolie, si simple, si originale ! Il songe que de générations en générations, pour lui comme pour ses pères, la petite lampe brûlera ; il rêve à ceux qui ne sont point nés encore, aux enfants de ses petits-enfants qui frapperont leurs petites mains, prieront et s'inclineront devant la tablette poudreuse qui porte son nom inoublié.

Lafcadio Hearn - 1904


Cet article fait partie des généralités sur le Japon

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