L'Ennemi intime de Florent Emilio Siri

Algérie, 1er novembre 1954, les premiers attentats éclatent.
1959. Les opérations militaires, qui s'appellent toujours "maintien de l'ordre", s'intensifient. Dans les hautes montagnes kabyles, le sous-lieutenant Terrien (un nom signifiant) prend le commandement d'une section de l'armée française, en remplacement d'un lieutenant mort au combat. Un appelé, dessinateur industriel, marié et père d'un petit garçon, et qui aurait pu avoir une affectation plus tranquille, mais qui, par idéalisme souhaite occuper ce poste exposé.

Terrien trouve un capitaine convaincu de la justesse de la cause française et un sergent d'active, Dougnac, au bord de la psychose, mais qui a une expérience à toute épreuve. Il sait ce qu'il faut faire en toutes circonstances : lorsque des femmes traversent la zone interdite, il les abat parce qu'elles sont chaussées de croquenots, ce qui trahit le déguisement de combattants ; lorsqu'un bruit de branches rompt le silence des collines, il ne tire pas, parce qu'il sait que c'est un sanglier et pas une colonne de fellaghas.

Du côté des auxiliaires algériens, plusieurs ont gagné leurs galons ou leurs décorations pendant la campagne d'Italie (Monte-Cassino en particulier), ou en Indochine, mais en face du coté Fellaghas, ce sont les mêmes références et la même expérience. C' est une guerre, bien sûr, comme le montrent de façon virtuose les séquences de combat, mais entre ennemis qui vivent ensemble depuis si longtemps qu'ils savent tout l'un de l'autre, et n'ont aucune issue, ni aucun levier pour sortir de cette impasse. Beaucoup n'ont plus de famille, plus d'attache, et ceux qui en ont les trainent comme un boulet.

La suite du film nous montre que chaque protagoniste est pris entre deux feu, comme l'illustre littéralement un prisonnier en allumant une cigarette par les deux bouts. Chacun est pris entre ses convictions et la réalité, entre son moi idéal et son ennemi intime, le moi réel.

L’Ennemi intime de Florent Emilio Siri était un film attendu et il n’a pas déçu. Malgré quelques réserves dans la presse sur le caractère un peu “Hollywoodien” du réalisateur. Mais la caution du scénariste Patrick Rotman nous assure que le spectaculaire de certaines scènes n’enlève rien à la fidélité à l’Histoire. Oui les Français ont utilisé le napalm, oui des villages ont été massacrés (des deux cotés), oui la torture a existé (des deux cotés).

La force du film de Siri réside dans le parfait équilibre entre le fond et la forme ; entre le propos et le style. Le spectateur est au cœur du conflit, dans les hautes montagnes de Kabylie, et les balles sifflent comme des fouets. Le soleil écrase tout de sa lumière lourde, la peur devient palpable. Dans cette explosion sensorielle, la guerre devient un effrayant et fascinant spectacle, mais sans cette once de complaisance qui rendrait l'entreprise malsaine. Ensuite, la caméra cadrera les visages, dira l'angoisse et la folie qui se saisissent du campement et les coups tordus pour justifier les exactions.

La manière est spectaculaire, avec des scènes à couper le souffle : la découverte silencieuse d'un village désert après le massacre de ses habitants ; les plans vertigineux d'un groupe de combattants, à flanc de montagne, après un bombardement au napalm. Mais il faut aussi parler de la scène centrale, la confrontation entre le héros aux idéaux malmenés et le capitaine, figure de la résistance, qui a renoncé aux siens et justifie tout. Ce dialogue sur les enjeux et méthodes de cette guerre est attendu, presque trop pédagogique. Pourtant, fortement incarné par des comédiens talentueux, et porté par un scénario honnête et courageux, il sonne juste. Moins spectaculaire, la permission de Terrien à Grenoble, quand mesurant la distance qui les sépare, il renonce à retrouver sa femme et son fils, porte le témoignage du traumatisme, souvent indélébile et caché qui a marqué les participants à leur retour en France.

Le Viêt-nam a inspiré aux Américains Apocalypse now, Voyage au bout de l’enfer , Platoon (1986) ou Full Metal Jacket, pour ne citer que ceux-là. Les deux premiers sont sortis moins de 4 ans après la fin de la Guerre du Viêt-nam. Le film de Siri est la première tentative pour appréhender globalement cette guerre.

Les précédents films sur la guerre d'Algérie étaient pour les premiers très indirects et allusifs, Cléo de 5 à 7 (1962) d'Agnès Varda, Muriel (1964) d'Alain Resnais. Godard (Le Petit Soldat , 1960) et Alain Cavalier ( L'Insoumis, 1964) font figure de pionniers pour une approche plus directe. Les suivants traitaient en particulier d'un aspect précis du conflit algérien: La Bataille d'Alger (1966) de Gillo Pontecorvo pour la guérilla et contre-guerilla urbaine, Avoir 20 ans dans les Aurès (1971) de René Vautier parlait du conditionnement d'appelés réfractaire et de l'impasse de la désertion. Pour La Question (1977), de Laurent Heynemann, ce fut la torture ; pour La Guerre sans nom (1992) de Bertrand Tavernier, le point de vue des appelés ; pour La Trahison (2006), de Philippe Faucon, la psychologie des recrues françaises d'origine nord-africaine.

Cette difficulté à embrasser tous les enjeux de cette guerre, unique par les séquelles qu'elle a laissées, témoigne d'un échec collectif qui fait qu'à ce jour la guerre d'Algérie n'a pas encore trouvé la paix dans la conscience populaire, des deux cotés de la Méditerranée. En choisissant d'évoquer ce moment de l'histoire en termes guerriers, L'Ennemi intime fait œuvre de pédagogie et de lucidité.

Il manque encore un film à deux visages, montrant la vision du FLN, montrant comment la population soutenait les combattants de l'ALN, malgré leurs exactions. Seulement la vision algérienne, il faudrait que ce soit les Algériens qui la montent. Il y a bien Le Vent des Aurès (1966) de Mohammed Lakhdar-Hamina, courageux, mais limité à un cas particulier. Mais il n'y a pas que chez nous que cette guerre reste taboue. Les Algériens entretiennent toujours le mythe d'un FLN représentant du peuple et menant une guerre de libération nationale, sans se demander jusqu'à quel point la fin justifie les moyens.

Les centaines de milliers de morts ne peuvent pas témoigner, les dirigeants actuels ont pour la plupart vécu la guerre en exil, et les zones qui ont le plus résisté à l'Armée française sont actuellement hostile au pouvoir en place. Il faut, à ce titre souligner que très rares sont les films tournés sur les lieux même du conflit, celui-ci ayant été tourné dans l'Atlas Marocain


Déclarations de Patrick Rotman

Pour moi, qui travaille sur ce sujet depuis une trentaine d'années, ce film est l'aboutissement d'une réflexion sur l'ambiguïté, l'ambivalence, la complexité de cette guerre, et sur la confrontation de l'être humain à des choses effroyables. Je voulais montrer la réalité de cette guerre dans ce qu'elle a de plus concret - la difficulté d'y scinder le bien et le mal -, et parler de ce qui s'était passé dans la tête d'un jeune type confronté à la violence du FLN et aux violences de l'armée française, que ce combat entre la barbarie et l'humanité mène à une perdition. Le titre renvoie à l'ennemi qui est en chacun de nous et peut conduire n'importe quel individu à commettre des actes terribles. C'est un film dérangeant sur la banalité du mal et la part d'animalité qui hante l'homme : le salaud ce n'est pas l'autre, il est tapi dans notre ombre. Sur le terrain de la mise en scène, c'est le premier film qui montre cette guerre telle qu'elle était. Le scénario, lui, est nourri par les journaux intimes, lettres privées, autobiographies non publiées que j'ai lus, les centaines de récits que j'ai recueillis pour un documentaire qui s'appelait déjà L'Ennemi intime (cette enquête est publiée avec le scénario du film dans la collection "Points", au Seuil).

D'où vient ce personnage incarné par Benoît Magimel ? L'avez-vous rencontré ?
Il est inspiré du témoignage de celui que, dans le livre, j'appelle "l'anonyme". Ce type s'est libéré de sa parole enfouie en me parlant. Il est représentatif de tous ceux qui furent partagés entre leur conscience et leurs pulsions, entre l'idée qu'ils se faisaient de l'espèce humaine et les démons de la nuit. C'était un ingénieur, qui avait fait des études, et avait sombré. Ce que j'ai voulu montrer, ce n'est pas qu'il était fatal, là-bas, d'abandonner ses idéaux, mais qu'il était difficile de les garder. Ni la culture, ni la religion, ni la morale n'étaient suffisants pour résister à cet engrenage, à cette spirale qui broyait les hommes. Il y a eu des cas de désertion, de refus d'obéissance, l'engagement du général de Bollardière. Mais ils sont rares. La plupart ont accepté l'inacceptable. D'où leur sentiment de honte, de lâcheté. Combien de fois ai-je vu des types de soixante ans, défaits, qui s'effondraient en larmes, incapables jusque-là de s'extérioriser, de se confesser à leurs proches, leurs femmes, leurs enfants ? Car c'est de l'ordre de l'indicible, de la négation de l'homme.

Complexe aussi est celui que vous appelez Berthaut. Lui aussi, vous l'avez rencontré ?
C'est un patchwork de plusieurs officiers, anciens résistants, qui assumaient le recours à la torture. Après avoir été dans les maquis, certains en effet sont devenus soldats de métier. Certains étaient passés par l'Indochine et avaient vécu ce combat perdu comme une humiliation. Oui, il y a quelque chose de troublant chez ces soldats qui, après avoir été victimes des sévices de la Gestapo, ont accepté de perpétrer des actes qu'ils avaient subis, combattus, dénoncés. Berthaut est devenu cynique, désabusé, habité par un désespoir, un dégoût de soi. Voyez, dans le livre, le chapitre sur Pierre-Alban Thomas, progressiste, proche du Parti communiste, qui a fait le maquis, combattu l'occupant allemand, qui se rend chaque année depuis un demi-siècle à une cérémonie en mémoire de dix otages fusillés par les Allemands en 1944 dans le Loir-et-Cher, et qui ne se pose aucune question sur la répression de la rébellion algérienne.


 

Distribution

  • Benoît Magimel : sous-lieutenant Terrien
  • Albert Dupontel : sergent Dougnac
  • Aurélien Recoing : commandant Vesoul
  • Marc Barbé :Officier de renseignement, capitaine Berthaut
  • Guillaume Gouix : caporal-chef Delmas
  • Éric Savin : sergent
  • Fellag : Idir Danoun
  • Vincent Rottiers : soldat Lefranc

Fiche technique

  • Réalisateur : Florent Emilio Siri
  • Scénario : Patrick Rotman
  • Production : Société Nouvelle de Distribution, Les Films du Kiosque
  • Dialogue : Patrick Rotman
  • Adaptation: Florent Siri et Patrick Rotman
  • Traducteur Kabyle : Karim Danoun
  • Musique originale : Alexandre Desplat
  • Directeur de la photographie : Giovanni Fiore Coltellacci
  • Montage : Christophe Danilo & Olivier Gajan
  • Durée : 108 minutes
  • Date de sortie : 3 octobre 2007