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Kitsune de Lafcadio Hearn

Un texte de Lafcadio Hearn sur Kitsune et Inari

Sur les bords ombreux de toutes les routes et dans les faubourgs de tous les villages, dans les vieux bois et les bosquets et sur la cime de toutes les collines, vous découvrirez, si vous voyagez à travers la province de Hondo, certain petit sanctuaire du culte Shintô, sur le devant ou sur les cotés duquel des renards de pierre se tiennent assis. Généralement assemblés par paires, ils se font face l'un à l'autre ; très souvent aussi, c'est par dizaines, vingtaines et centaines qu'on les trouve réunis, mais alors de bien moindre dimensions.

Quelquefois, dans les villes les plus importantes, dans la cour de quelque grand miya, vous voyez, accroupis et rangés par milliers autour du temple, une multitude innombrable de ces renards de toutes tailles, depuis le jouet d'enfant, haut de quelques pouces, jusqu'au colosse dont le piédestal s'élance au-dessus de votre tête.

Ces temples, comme chacun sait, et ces chapelles sont dédiés à Inari, le dieu du Riz. Lorsque vous aurez longuement parcouru le Japon, vous vous apercevrez qu'aucun des lieux par vous visités ne saura plus s'offrir à votre imagination sans que surgisse aussitôt de tous les coins et recoins de votre mémoire l'image d'un de ces couples de pierre dont presque tous ont le nez cassé. C'est du moins ainsi que je les vois toujours, infailliblement mêlés en une note pittoresque à l'évocation de mes propres souvenirs.

Aux alentours de la capitale, à Tôkyô même, quelquefois dans les cimetières, on en peut voir d'admirable exemplaires, idéalisés, élégants, fins comme des lévriers, avec de longs yeux gris ou verts en cristal de quartz ou de quelque autre substance diaphane, dont la conception mythologique est profondément impressionnante.

L'intérêt n'est pas moins vif à considérer ceux qu'on découvre dans l'intérieur du Japon, bien que beaucoup moins artistiques et d'un travail assez grossier, sinon tout à fait primitif, comme à Izumo, par exemple. Mais c'est surtout dans la province des Dieux qu'on en remarquera le nombre et l'infinie variété.

Le sculpteur du Tokkaido a su donner à son œuvre une note d'art conventionnel de grâce légère et de mystère ; les rustiques d'Izumo n'ont point ces airs subtils, ces allures élégantes ; leur attitude est lourde et leur port maladroit. Ils n'en trahissent pas moins de façon singulière la fantaisie personnelle de leur auteur. Il en est de tous style, monstrueux ou grotesques ; ainsi que de toutes formes, nonchalants ou folâtres, enjoués ou rêveurs, à l'œil inquisiteur, jovial ou taciturne, au regard louche, clignotant, sarcastique. On en voit d'embusqués avec un mystérieux sourire ; d'autres prenant le vent, l'oreille droite et furtive, la bouche tantôt fermée, tantôt ouverte. C'est chez tous une amusante individualité avec un air d'ironie consciente... en dépit des nez rompus.

Et tandis que, du haut de leurs piédestaux, ils écoutent, accroupis, le flux et le reflux des siècles, narguant l'humanité de leur regard étrange, le temps les a dotés de beautés naturelles que ne possèdent point leurs modernes parents de Tôkyô. Leurs corps se sont marbrés de riche et douces nuances ; les vieilles mousses leur ont fait un manteau du plus fin velours vert ; des cryptogames d'une infinie délicatesse, posés ça et là sur leurs pattes, sur l'extrémité de leur queue, les ont ombrées de taches d'or, d'argent anciens... Et les lieux qu'ils habitent sont les plus beaux du monde, hauts ombrages pleins de mystère où l'ugisu, dans un vert crépuscule, chante au faîte de quelque temple solitaire dont les lampes et les lions de pierre, en leur gaine de mousse, semblent choses nées du sol comme les champignons dans les bois.

Inari, nom sous lequel le Dieu-Renard est généralement désigné, signifie "Mesure-de-Riz". Mais l'antique appellation de cette divinité est l'"Auguste-Esprit-de-la-nourriture". C'est le Uka-no-mi-tama-no-Mikoto du Kojiki. Ce n'est qu'à une époque beaucoup plus récente que lui fut appliqué le nom qui indique sa connexion avec le culte du renard : Miketsu-no-kami ou le Triple-Dieu-Renard.

En effet, la conception du renard comme être surnaturel semble n'avoir été introduite au Japon que vers le Xe ou le XIe siècle ; et, quoiqu'on puisse voir un autel de ce dieu avec des statues de renards dans la plupart des grands temples shintoïstes, il est curieux de remarquer que dans les vastes domaines du plus ancien sanctuaire de ce culte au Japon - Kizuki - on ne rencontre pas une seule image du renard. Ce n'est que dans l'art moderne des Toyokuni et autres artistes, qu'on voit Inari représenté sous les traits d'un homme barbu montant un renard blanc

Inari n'est pas seulement honoré comme le Dieu-du-Riz : il existe un grand nombre d'Inari, de même que, dans la Grèce antique, nombre de divinités portaient les noms d'Hermès, Zeus, Athéna, Poseidon, seule et même personne pour le savant, mais essentiellement différente aux yeux du peuple. Inari s'est multiplié en raison de ses divers attributs. On voit à Matsue, notamment, un Kamiya-san-no-Inari-san qui est le dieu des Rhumes et des Refroidissements, maladies extrêmement communes et graves au pays d'Izumo. Il possède un temple dans le Kamachi où il est adoré sous le nom de Kaze-no-Kami ou, plus respectueusement, de Kamiya-san-no-Inari. Et tous ceux qui pour l'avoir imploré ont obtenu la guérison de manquent pas de déposer un son temple des offrandes de tofu.

à Oba, encore, se trouve un Inari spécial de grande réputation. Sur la muraille de son temple une vaste boîte est fixée, toute remplie de petits renards d'argile. Les pélerins qui vont y solliciter une faveur emportent, dans leur manche, un de ces petits renards qu'ils conservent en leur maison pour lui rendre le culte qui lui est dû, jusqu'au jour où ils voient leurs vœux exaucés. à partir de cet instant, ils sont tenus de rapporter dans le temple la statuette, de la replacer dans la boîte et, s'il se peut, d'offrir quelque léger présent.

Inari est un dieu qu'on vénère parce qu'il rend la santé aux malades ; mais plus fréquemment parce qu'on lui attribue le pouvoir de dispenser la fortune - peut-être parce que toute la richesse du Japon se calculait par mesure de riz. Voilà pourquoi ces renards sont représentés, parfois, avec des clefs dans la bouche. En vertu de cette puissance, Inari est naturellement devenu en quelques localités, l'objet de la vénération de la classe des Jorô. Un de ses temples, dignes de remarque, plus vaste que ne le sont, d'ordinaire, les autels qui lui sont dédiés est situé dans le voisinage du Yoshiwara de Yokohama, dans la cour même du temple de Benten.

On y parvient à travers une succession de torii, placés les uns derrière les autres, dont la hauteur diminue, ainsi que la distance qui les sépare, à mesure qu'ils se rapprochent du sanctuaire. à droite et à gauche de chaque portique veille un renard fantastique, les premiers grands comme des lévriers, les suivants de plus en plus petits selon que s'abaissent les proportions des torii ; au pied de l'escalier de bois qui conduit au temple, une paire de renards en pierre, d'un gris sombre et d'un gracieux modèles, le coup enveloppé d'une bande d'étoffe rouge ; et sur les marches mêmes, aux deux extrémités, d'autres renards encore, en bois blanc - chacun des couples de moindres dimension que le précédent. Les derniers, minuscules, sur le seuil de la porte, assis sur leurs socles bleu de ciel et le bout de la queue doré, n'atteignent plus que quelques pouces de hauteur.

Si maintenant vous jetez un coup d'œil à l'intérieur, vous apercevez, à gauche, sur une longue table basse, des milliers de petits renards, plus menus encore que ceux de la porte d'entrée, et dont la queue seule, est absolument blanche. Quant à l'image d'Inari, je ne la vois, ni, en réalité, ne l'ai vue en aucun de ses temples. Sur l'autel apparaissent les emblèmes usuels du Shintoïsme, tandis que, devant, à l'opposé de la porte, se voit une sorte de lanterne entourée de glaces dont le fond en bois, garni de pointes, sert à fixer des cierges votifs.

C'est là que plus d'une jolie créature aux lèvres peintes, éclatantes, en ces antiques et simptueux atours que ne portent ni les jeunes filles ni les épouses, vient parfois au pied des marches jeter près de la porte une pièce de monnaie dans la boîte avec ces mots dits à haute voix : "O-rôsoku !" - "Un honorable cierge !" Vous voyez aussitôt sortir de quelque chambre intérieure et pénétrer dans le sanctuaire un vieillard : il tient en main un cierge allumé qu'il applique sur une des pointes de la lanterne, puis il disparaît. Ces offrandes sont toujours accompagnées de secrètes prières implorant la fortune de cet Inari spécial qui ne trouve pas dans les seules Jorô ses plus fervents adorateurs.

Les morceaux d'étoffes de couleur qui entourent le cou des renards sont encore des offrandes votives.

Ces idoles semblent être, en Izumo, beaucoup plus nombreuses que dans les autres provinces et symboliser, du moins pour les masses paysannes, quelque chose de plus que l'unique dieu du riz. En effet, la vieille conception du Dieu des Rizières a été obscurcie, sinon effacée dans les classes inférieures, par une culte bizarre totalement étranger au pur Shintoïsme : le culte du Renard.

Originairement consacré à Inari comme l'est encore la Tortue au dieu Kompira, le Daim à la Grande Divinité de Kasuga, le Rat à Daikoku, le Tai à Ebisu, le Centipède à Bishamon, Dieu des batailles, le Renard, au cours des siècles, a usurpé la divinité : le serviteur a pris la place du Maître

Les images de pierre qui le représentent ne sont pas la seule manifestation extérieure de ce culte. Derrière presque tous les temples d'Inari, creusée dans le mur à un ou deux pieds au-dessus du sol, vous remarquerez une ouverture circulaire, souvent disposée de façon à pouvoir se fermer et s'ouvrir à volonté au moyen d'un planchette qui glisse sur elle-même : c'est le Trou du Renard. Regardez à l'intérieur et vous découvrirez quelque offrande de tofu ou autre aliment dont on le dit friand : mais plutôt, encore, des grains de riz disséminés sur une partie de boiserie en saillie, au bord même ou non loin de l'orifice, devant lequel le paysan viendra frapper des mains, murmurer une courte prière et recueillir un ou deux grains de riz qu'il avalera dans la certitude d'être, par eux, guéri ou préservé de la maladie. Il faut savoir que l'objet de cette dévotion est un invisible renard, un fantôme de renard, celui que, respectueusement, les paysans adorent sous le nom de O-Kitsune-San. S'il arrive que, parfois, il consente à se laisser voir, il apparaît, dit-on, toujours blanc comme la neige.

On compte, selon les uns, diverses variétés de renards surnaturels ; deux sortes, seulement, suivant les autres : le renard d'Inari (O-Kitsune-San) et le renard sauvage (Kitsune). D'autres les divisent en renards supérieurs et en renards inférieurs. Les quatres supérieurs - Byakko, Kokko, Jenko et Reiko - sont tous doués d'un pouvoir puissant. D'autres encore n'admettent que trois espèces : le Renard des Champs, l'Homme-Renard et le Renard d'Inari. Mais ils sont souvent confondus : tel assimilant l'Homme-Renard au Renard des Champs ou Renard sauvage, et tel l'identifiant à celui d'Inari. Il est à peu près impossible, surtout parmi les paysans, de débrouiller l'écheveau confus de ces croyances qui varient, en outre, de district à district. Après une résidence de quatorze mois en Izumo, où la superstition est particulièrement enracinée et marquée de traits uniques, c'est à peine si j'en puis donner un très vague aperçu.

Tous les renards, il y en a de bons et de mauvais, sont doués d'une puissance surnaturelle. Les mauvais ont la frayeur de celui d'Inari, qui est un bon renard. Mais le pire d'entre eux est le "Ninko" (ou Hito-Kitsune) l'Homme-Renard, qui est le Renard spécial de la possession démoniaque. De la taille d'une belette et de forme à peu près identique, à l'exception de la queue qui est celle des renards ordinaires, on l'aperçoit rarement ; car il se garde invisible à tous, sauf à ceux auxquels il s'est attaché. Il aime à vivre dans la demeure des hommes et, nourri par eux, porte bonheur à la maison qui l'abrite. L'eau, par ses soins, ne manquera pas aux rizières ni le riz au pot-au-feu. Mais, malheur à la famille qui l'aurait offensé..., c'est la perte des récoltes !

Le Renard sauvage (Nogitsune) n'est pas meilleur. Lui aussi parfois prend possession des hommes, mais c'est plutôt un enchanteur qui préfère user de sorcellerie. Comme l'autre, invisible, il peut revêtir telle forme qui lui plait ; les chiens seuls ont le don de le découvrir ; aussi les redoute-t-il particulièrement. Toutefois, même en ses métamorphoses, si son "Ombre" vient à passer sur les eaux, celles-ci ne réfléchiront que sa forme de renard. Le paysan le tue : mais qui tue un renard court le risque d'être ensorcelé par ceux de son espèce, ou peut-être par le ki, son fantôme. Par contre, celui qui a mangé la chair d'un renard est à jamais préservé de l'enchantement.

Le Nogitsune, de même que le Ninko, élit domicile dans la maison. Les familles qui les entretiennent n'abritent le plus souvent sous leur toit que la plus petite espèce, mais elles y peuvent, toutes deux, cohabiter occasionnellement. Certains affirment que le renard parvenu à l'âge de cent ans devient complètement blanc et prend, alors, rang parmi les Renards d'Inari.

Ces croyances impliquent de nombreuses contradictions. Il s'en glissera plus d'une au cours de cette étude, la superstition du renard étant, à la vérité, d'une définition difficile tant à cause de la confusion d'idées des adeptes mêmes qu'en raison de la variété des éléments qui l'ont formée. D'origine chinoise, elle s'est bizarrement confondue avec le culte d'une divinité shintoïste, puis modifiée et développée par les concepts bouddhiques de thaumaturgie et de magie.

Quant aux gens du peuple, leur dévotion aux renards semble surtout s'expliquer par la peur : le paysan honore toujours ce qu'il craint.


Cet article fait partie des généralités sur le Japon

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