Les
Herbes folles, film franco-italien d' Alain Resnais Les Herbes
folles d'Alain Resnais, scénario de Laurent Herbiet,
Alex Reval d'après le roman L'Incident de Christian Gailly , en
compétition officielle au Festival de Cannes 2009 . Alain Resnais obtient
le Prix Exceptionnel du Festival de Cannes |
| Marguerite Muir s’achète
de nouvelles chaussures mais se fait voler son sac à la sortie du magasin. Georges
trouve le portefeuille de Marguerite que le voleur a jeté dans un parking souterrain.
Il hésite puis le ramasse Il compare la photo sur la carte d’identité et celle
sur une licence de pilote d’avion, il en tire conclusions et analyses et met à
fantasmer sur sa propriétaire. De retour chez lui, il trouve le numéro de Marguerite
dans l’annuaire, essaie de lui téléphoner et décide finalement de porter l’objet
au commissariat. Plus tard, Marguerite cherche à remercier Georges d'avoir rapporté
son portefeuille. La suite tient de l’improbable, de l’invraisemblable,
du magique, du farfelu et du bonheur de tous les possibles et tous les ratages.
Il explore les possibles, comme il l’avait fait dans le film à embranchements
Smoking-No smoking (1993), mais ici
dans un récit linéaire. Au bout d'une heure, ’écran devient noir
tout à coup, comme pour laisser au spectateur le temps de reprendre son souffle,
de rassembler ses émotions en lisant la phrase de Flaubert : « N’importe, nous
nous serons bien aimés » !.. Car, comme souvent dans la vie, Georges
et Marguerite ne sont pas en phase et gâchent à plaisir les occasions qui
leur sont offertes de se trouver. Jusqu'au quiproquo final, dans l'avion piloté
par Marguerite, qui provoque une catastrophe dans un baptême de l'air qui
aurait du être le début de leur histoire commune. Resnais
pousse l'ironie jusqu'à marquer, avant cette scène tragi-comique,
le mot Fin sur une séquence romantique et qui aurait pu constituer
un Happy-end d'un film américain des années 1960 Le
film se clôt (et c'est en quelque sorte la "troisième fin" )
sur une réplique étonnante : alors que l'on pense le film terminé, la caméra cadre
une petite fille, totalement étrangère à l'histoire, qui, soudain, demande à sa
mère : « Quand je serai un chat, est-ce que je pourrai manger des croquettes
? » Cette réplique est bien présente dans le roman de Gailly, mais au détour
d'une phrase. Resnais la met en valeur, à la fin du film, comme une assertion
surréaliste... sans se réclamer du surréalisme, Resnais avoue son admiration pour
Breton, Philippe Soupault, Yves Tanguy, Buñuel et Cocteau, en étant conscient
des différences irréductibles qui ont existé entre ces artistes. Alain
Resnais, pour la première fois de sa carrière, se lance dans l'adaptation d'un
roman. Il avait beaucoup puisé son inspiration dans le théâtre, ou dans l'opérette.
Il a choisi un livre de Christian Gailly, titré L'Incident, auquel il se
montre, en un sens très fidèle, en adoptant intégralement une large partie des
dialogues. Mais le film s'intitule Les Herbes folles, ce qui n'a que peu
de rapport avec L'Incident. C'est tout simplement le résumé poétique de
ce qui intéresse Alain Resnais dans cette histoire : les conduites imprévisibles,
déraisonnables, aberrantes, des personnages et leur conséquences quelque fois
démesurées, comme ces herbes qui poussent au milieu d'une route goudronnée.
À partir de ce scénario minimaliste, « Les herbes folles » est une
leçon de cinéma, presque un manifeste, un mode d'emploi. Couronné d'un drôle de
prix à Cannes, Resnais s'amuse plus que jamais. Sous un vernis très léger, il
réalise un jeu subtil entre les mots et l'image, entre les voix off et les musiques,
entre les couleurs et la lumière. Par exemple, il s'écoule de longues minutes
avant que n'apparaisse le visage de l'héroïne incarnée par Sabine Azéma, alors
même qu'on l'a vue s'acheter une paire de chaussures, puis se faire voler son
sac à l'arraché. Au moment où elle reprend ses esprits, elle retrouve un visage,
curieusement cadré dans un bain laiteux faisant disparaître la chevelure
rouge éclatante qu'elle arbore dans tout le reste du film. Que veut-elle, cette
dentiste sadique à ses heures, qui demande la paix et dépérit dès qu'on la lui
accorde, sous l'il de son amie traîtresse ? À cet instant, un homme
(André Dussollier, halluciné, au sommet de son art), ayant trouvé le portefeuille
dérobé, s'évade au contraire de lui-même, projette ses pensées et ses fantasmes
vers cette inconnue nommée Marguerite Muir. Bien qu’on ne sache pas grand-chose
de lui, sinon qu’il a perdu ses droits civiques, qu’il est peut-être au chômage
ou en préretraite. Il est constamment inquiet, il craint la police
et parfois, parce que cela arrive aussi brutalement qu’il était calme et doux
l’instant d’avant, inquiétant, menaçant avec les drôles d’idées de meurtres qui
lui passent par la tête. Son inquiétude permanente, son impatience et ses obsessions
installent un malaise et une vive appréhension : quand va-t-il passer à l’acte
et que va-t-il faire? Les Herbes folles est beaucoup plus une histoire
de désirs qu'une histoire d'amour. De désirs étranges et désaccordés
à la limite du désordre. L'homme voudra connaître la dame, cherchera son
numéro, se ravisera, déposera le portefeuille au commissariat, rivalisant en signes
cliniques inquiétants avec le flic de service. Elle l'appellera pour le remercier,
rien de plus. Il demandera : « C'est tout ? » et lancera : « Vous me
décevez beaucoup ! » Le non-sens du film est souvent hilarant, mais aussi
très éloquent. Il dit les abîmes qui nous guettent dans les situations les plus
anodines et a fortiori dans celles qui le sont moins. Il dit les spirales irrationnelles
où l'on peut chuter pour trois fois rien. C'était aussi l'esprit de Curs,
précédent film du cinéaste. C’est Edouard Baer qui se charge de la narration
en voix off. Et sa voix a le charme suranné, désuet le second degré qui convient
à ce texte décalé. Quelques seconds rôles de choix complètent avec bonheur l’équipe
classique des meilleurs films de Resnais, Emmanuelle Devos de plus en plus déroutée
par sa meilleure amie, Roger Pierre en vieux monsieur dragueur, Anne Consigny
en femme trompée, mais compréhensive , Sarah Forestier, Nicolas Duvauchelle, Annie
Cordy, Michel Vuillermoz et surtout Mathieu Amalric, absolument hilarant en flic
compatissant. Malgré une uvre impressionnante, Alain Resnais
s' amuse et innove encore. Il complète sa panoplie de manière. Voilà
le premier film où l'on entend un narrateur, supposé omniscient, hésiter, se contredire,
se reprendre sans cesse, semant le doute et l'ambiguïté quant aux faits relatés.
Lesquels consistent, avant tout, en de spectaculaires volte-face des deux protagonistes.
L'affiche ne ment pas, qui évoque les montages de Magritte, les associations et
inspirations surréalistes. Commencé par un vol de sac à main, le film fait finalement
miroiter un vol en avion de tourisme, le décollage vers l'imaginaire paraissant
la seule issue pour ces humains ballottés par leurs pulsions tous azimuts. Et
ce n'est pas un pur exercice de style. Car quoi de plus important à élucider
et à représenter que l' insoutenable légèreté de notre condition
d'herbes folles ? Alain Resnais déclare: Question
: Comment avez-vous choisi de porter à l’écran le roman de Christian Gailly L’Incident
? Le producteur Jean-Louis Livi m’avait demandé de tourner un film pour
lui. Au départ, il était convenu que ce serait l’adaptation d’une pièce de théâtre.
J’avais déjà lu une trentaine de pièces quand je suis tombé par hasard sur un
roman de Christian Gailly, un écrivain dont la voix charmeuse, ironique et mélancolique
m’avait frappé dans une émission d’Alain Veinstein sur France Culture. J’ai
été séduit par ce roman au point d’en lire immédiatement un autre et de téléphoner
le lendemain à Jean-Louis Livi pour lui dire : «Ce son, cette blue note que nous
cherchons depuis des semaines, je viens peut-être de la trouver.» L’écriture de
Gailly est si musicale que je me suis aperçu que, si je parlais à quelqu’un après
avoir terminé un de ses livres, je me mettais à m’exprimer comme ses personnages.
Ses dialogues sont comme des solos ou des numéros de duettistes qui n’attendent
que des comédiens pour les dire. J'ai appris qu'il était très sauvage,
qu'il avait été saxophoniste dans une petite formation de jazz et qu'au bout de
vingt ans il avait remis son saxo dans sa boîte et décidé d'écrire. Sa vie et
son style me rappelaient le tempo de ces grands musiciens de jazz que j'adore
: Charlie Parker, John Coltrane, Thelonious Monk. J’ai demandé à rencontrer
Gailly. Il m’a donné toute liberté pour le choix du livre que je tournerais, puisque
je n’en avais encore lu que quatre, mais il s’est montré inquiet à l’idée que
le film bouleverse son emploi du temps car il tenait à consacrer toutes ses forces
au roman qu’il était en train d’écrire. Je lui ai donc timidement proposé de ne
jamais le déranger, de ne lui demander ni des scènes supplémentaires ni son avis
sur l’adaptation ou le choix des comédiens, et de ne lui montrer le film que sous
la forme d’une copie standard qu’il approuverait ou non. Question : Qu’est-ce
qui vous séduisait particulièrement dans L’Incident ? J’y ai senti un
côté syncopé, comme improvisé, un art de la variation sur des «standards», au
sens musical du terme. J’ai aussi été marqué par l’entêtement de Georges Palet
et Marguerite Muir, les protagonistes, qui sont incapables de résister à l’envie
d’accomplir des actions irrationnelles, qui déploient une vitalité incroyable
dans ce que l’on peut considérer comme une course à l’erreur. L’Incident parle
du «désir de désir» , ce désir qui naît chez Georges à partir de rien,
avant même qu’il ait rencontré Marguerite ou qu’il lui ait parlé au téléphone,
puis qui s’alimente de lui-même. Question
: C'est rare de vous voir adapter un roman... Pendant des dizaines d'années,
je ne voulais travailler que sur des scénarios originaux, drôle de terme, mais
enfin, bon ! Puis j'ai eu des propositions pour adapter des pièces de théâtre
et ça ne me gênait pas du tout... Un roman, vous comprenez, vous le lisez,
mais vous pouvez revenir en arrière quand bon vous semble. Dans une salle de cinéma,
le spectateur ne peut aller voir le projectionniste en lui demandant de repasser
une bobine. Entre le théâtre et le cinéma, il y a des points communs évidents.
Pas avec la littérature. Question : Pourquoi avez-vous donné pour titre
au film Les Herbes folles ? Cela me semblait correspondre à ces personnages
qui suivent des pulsions totalement déraisonnables, comme ces graines qui profitent
d’une fente dans l’asphalte en ville ou dans un mur de pierre à la campagne pour
pousser là où on ne les attend pas. Question : Vous êtes resté fidèle
au dialogue du roman. Oui, bien sûr, puisque c’est ce dialogue qui m’attirait.
De toute façon, Gailly nous a servi de référence du début à la fin, c’était notre
diapason pour essayer de garder le ton juste. Les comédiens ont lu avec passion
plusieurs de ses livres et cela a stimulé leur créativité. Le même phénomène s’est
produit avec les techniciens. Quand nous devions trouver une solution à un
problème donné, c’était l’ensemble de l’oeuvre de Gailly qui nous l’inspirait.
Au tournage, nous avons cherché des équivalences au style de Gailly, à cette
façon d’interrompre une phrase en plein milieu par un point, aux fluctuations
du narrateur interprété par Edouard Baer qui se reprend ou se corrige, sans oublier
les contradictions flagrantes des personnages et de leurs pulsions successives.
Gailly met souvent l’affirmation et la négation dans la même phrase, donc en écrivant
l’adaptation avec Laurent Herbiet, nous avons tenté de concevoir un découpage
technique qui se rapproche de cette dualité, qui fasse coexister le oui et le
non dans les collures et dans le jeu des acteurs. Tous ces choix se sont faits
naturellement, avec entrain, et sans plan préconçu puisque je tourne pour voir
comment ça va tourner. Le décorateur Jacques Saulnier et le chef opérateur Éric
Gautier, qui étaient là dès le premier jour, ont travaillé dans la même direction.
Dans un décor, il y a une touche de couleur, elle est arrêtée là, comme un coup
de pinceau, on passe à une autre couleur. Gautier n’a pas hésité à utiliser la
couleur sans mélanger les teintes. Les couleurs se succèdent, sans transition,
elles ne se fondent pas. Le compositeur Mark Snow a cherché des effets de
rupture, de syncope, en employant des styles musicaux très différents d’une scène
à l’autre. | Photo
de tournage |
|
Christian
GaillyChristian Gailly est né à Paris en 1943) est un écrivain français.
Proche du courant minimaliste, il fait partie du groupe des éditions de Minuit
auquel appartiennent entre autres Jean Echenoz, Jean-Philippe
Toussaint et Christian Oster. Son style est rythmé, syncopé , il
prend le sax jazzy avant de prendre le stylo. Ses imbroglios absurdes sont la
marque de fabrique de ses romans. Œuvres - Dit-il, Éditions
de minuit, Paris, 1987
- K. 622, Éditions de minuit, Paris, 1989
-
L'Air, Éditions de minuit, Paris, 1991
- Dring, Éditions
de minuit, Paris, 199
- Les Fleurs, Éditions de minuit, Paris, 1993
- Be-Bop,
Éditions de minuit, Paris, 1995
- L'Incident, Éditions de minuit,
Paris, 1996
- Les Évadés, Éditions de minuit, Paris, 1997
-
La Passion de Martin Fissel-Brandt, Éditions de minuit, Paris
-
Nuage rouge, Éditions de minuit, Paris, 2000; Prix France Culture, 2000
-
Un soir au club, Éditions de minuit, Paris, 2001; Prix du Livre Inter,
2002
- Dernier amour, Éditions de minuit, Paris, 2004
- Les
Oubliés, Éditions de minuit, Paris, 2007
Son roman "L'Incident",
les premières lignes:Elle avait des pieds pas ordinaires. À
cause de ses pieds, elle était obligée d'aller là où elle ne serait pas allée
si eue avait eu des pieds ordinaires. Ses pieds, très aériens, comme d'autres
ont le pied marin, bien que tout à fait normaux, normalement constitués d'une
plante, d'orteils, cinq, d'un talon et d'un cou, avaient ceci de particulier,
ils étaient longs et minces, pas extraordinairement longs, même pas longs du tout,
c'est leur minceur qui les faisait paraître longs, ils étaient en effet extraordinairement
minces. Elle ne pouvait donc pas se chausser n'importe où, chez n'importe
qui, elle était obligée d'aller dans Paris chez ce chausseur sis, ah, ça m'échappe,
le nom aussi, dans une rue près d'une place à colonne, il y est toujours, toujours
est-il, c'est en sortant de ce magasin que l'incident s'est produit. Quel
incident? Oh, rien de vraiment capital, rien de très important, un incident tout
ce qu'il y a de plus banal, quelque chose de tout à fait courant, mais parfois
le courant, le banal, peut conduire à. A quoi ? On va voir... II faisait très
beau. Le ciel était bleu, ça, pour être bleu, il était bleu, personne ne le regardait
mais il était bleu, personne ne le regardait parce que personne ne pouvait le
regarder, c'est bien simple, c'était si lumineux, si cruel pour les yeux, que
de ce ciel on eût pu dire qu'il n'était qu'un soleil bleu. En somme, il faisait
trop beau. Il en va du temps comme du reste. Quand c'est trop beau, c'est insupportable.
Depuis trois jours une chaleur terrible. On annonçait des orages pour demain.
A Paris c'est comme ça, le beau temps ne dure jamais bien longtemps, comment ?
si ? ça arrive ? sans doute, mais la plupart du temps on a droit aux orages, une
histoire de masses d'air, du très chaud, du très froid, qui se rencontrent. Les
masses d'air, elle connaissait ça, mais ce jour-là elle n'y pensait pas. Cet après-midi-là
elle était une femme comme les autres, si on peut dire, puisqu'elle n'a jamais
été et ne sera jamais, enfin, pour moi, une femme comme les autres. Elle était
à Paris, donc, pour acheter des chaussures. Une fournaise dans le magasin, ou
une étuve, comme on veut, les uns disent fournaise, les autres disent étuve, on
a le choix, étuve pour chaleur humide, fournaise pour chaleur sèche, une véritable
fournaise. Elle dut d'abord attendre assise qu'une vendeuse se libère. Elle
espérait avoir affaire à la petite qu'elle aimait bien, une brunette à cheveux
courts et visage de garçon, précisons, de beaux grands yeux noisette, avec des
reflets verts, une bouche pleine de chair d'un brun sanguin presque violet, qui
en prenant son pied lui donnait un vague plaisir. Ensuite choisir, essayer,
ça a duré, une histoire de couleurs, de modèles, de pointures, qui ne se rencontrent
pas, c'est toujours comme ça, si on veut que ça se rencontre, que ces choses-là
se rencontrent, il faut si peu que ce soit, mais même peu c'est encore trop, renoncer,
transiger, se compromettre, quoi. Finalement elle s'arrêta, fixa son choix,
sur un modèle très approchant de ce qu'elle cherchait, d'une couleur proche, et
qui, c'était là le plus important, lui allait comme un gant. On rangea les
chaussures dans k boîte, tête-bêche, talon-pointe, comme dans un berceau, ou un
cercueil pour deux, vieux rêve d'amants jumeaux, voua, papier de soie, couvercle,
puis la boîte dans un sac vert fermé de part et d'autre, à l'horizon de la poignée
par une série de pressions dont une réagit mal, quand on ferme k dernière à gauche,
la première à droite se rouvre, ah, quel tracas... Laissez, dit-elle à la vendeuse.
Après quoi elle paya, salua, sortit. C'est en sortant du magasin que l'incident
se produisit. Il y avait du monde sur le trottoir, une foule plus que lente,
nonchalante, procèssionnant hagardement. Le soleil tapait dur, une douleur
pour les yeux. On imagine mal, si tant est qu'on l'imagine, mais peut-être l'imagine-t-on,
ce qu'une rue peut compter, contenir, d'objets qui réfléchissent. Tout d'ordinaire
paraît terne, mais, dès que le soleil chauffe, le gris fond, k crasse coule, sous
elle tout se réveille, miroite, brûle, consume, que dis-je ? calcine le regard
des hommes, des femmes. |