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Lorsque Shin-ae débarque à Milyang, la ville natale de son époux, le
nom de la bourgade signifie « ensoleillement secret » (d'où le titre Secret
Sunshine), explique-t-elle à des habitants qui s'en moquent, on la croit
au bout du malheur. Elle a décidé de fuir Séoul et vient de tomber en
panne de voiture et arrive dans une dépanneuse. Son mari, dont on apprendra
très vite qu'il la trompait, est mort dans un accident, la laissant seule
pour élever leur fils, June. Elle cherche le calme, la nature, elle ne
trouvera que la violence. Pour vivre, la voilà amenée à donner des leçons
de piano. Ce parcours, déjà peuplé de deuils et de chagrins, n'est qu'un
début ; car, un jour, le petit June est enlevé et assassiné, malgré une
remise de rançon qui lui a fait vider son compte en banque. Déjà instable,
Shin-ae se brise. Incapable de pleurer, elle se rend évidemment monstrueuse
aux yeux de sa belle-famille. Elle devient la proie rêvée de diverses
tentations consolatrices. La religion, d'abord, dans laquelle l'entraîne
une pharmacienne chrétienne, profondément évangéliste. Shin-ae s'y englue,
avant d'en mesurer l'hypocrisie et la vacuité. Puis le sexe. Mais c'est
une autre impasse. La mort, enfin, qui la refuse. La folie la tente un
moment, mais elle en réchappe.
À chaque épisode, qu'il filme vraiment comme les chapitres d'un apprentissage,
Lee Chang-dong utilise son héroïne comme un cobaye de laboratoire, observant
longuement - trop, jugeront les allergiques à la dissection des sentiments
- les étapes d'une renaissance. Il est aidé par une comédienne exceptionnelle,
Jeon Do-yeon, Prix d'interprétation à Cannes, qui parvient presque à changer
de visage en fonction de ses états d'âme successifs. Le film s'apparente
donc à une épopée intimiste.
À aucun moment, le réalisateur ne charge ses personnages, aucun n'est
vraiment bon ni vraiment mauvais, pas même le déséquilibré qui a tué l'enfant.
Lorsque Lee va lui rendre visite en prison, pour lui accorder son pardon,
elle tombe sur un illuminé inerte, imperméable aux sentiments. Même cette
démarche généreuse est inutile : l'homme se moque de son pardon, il a
été décervelé par la religion, prétend avoir été déjà pardonné par Dieu.
Le drame de Lee n'est pas tant dans les épreuves qu'elle traverse et sa
manière de les surmonter, y compris lorsqu'elle tente d'apaiser sa misère
sexuelle, que dans l'incapacité des autres à la comprendre, à lui proposer
autre chose qu'un amour de Dieu stéréotypé et désincarné, à percevoir
l'invisible de son être, à vivre avec elle une relation authentique.
Symbole de ce refus inconscient du passage à l'acte, un garagiste jovial,
bonne pâte, combinard et éternellement épris d'elle, qui lui colle aux
basques, mais impuissant, incapable de passer de l'indéfectible affection
à une déclaration, une relation amoureuse. Le choix, de la profession
de ce soupirant emprunté est un cruel clin il, un signal inquiétant
quand on sait que son époux est mort d'un accident de la circulation.
Secret Sunshine est aussi une impitoyable étude de murs qui renvoie
dos à dos la famille et sa scène d'invectives lors des funérailles du
fils, le frère de Lee et sa froide indifférence, les voisins, dos
tournés et hypocrisies, les chrétiens évangélistes, très actifs en Corée,
conservateurs et fanatiques. Ils prônent le culte de l'Esprit, les chants
mystiques, mais restent tentés par l'adultère, à l'image du pharmacien
inhibé, et n'offrent à la victime d'autre réconfort que le culte des prières,
c'est-à-dire un masque pour cacher la réalité. Le point de rupture est
atteint quand, appliquant les principes de l'Évangile, Lee se rend à la
prison pour accorder son pardon à l'assassin de son fils. Elle est désemparée
quand elle le découvre serein. Lee est entourée de braves gens figés dans
leurs égoïsmes. Elle essaye en vain de se révolter, de saboter une réunion
de prières, mais rien ne peut perturber les certitudes des croyants endoctrinés
Secret Sunshine
est un mélodrame, genre très prisé en Corée, mais un mélo pas comme les
autres. Il ne s'agit pas d'y montrer comment l'héroïne réagit en "Mère
Courage" et finit par triompher de l'adversité : littéralement anéantie,
Lee hurle son désespoir dans une chapelle, la douleur lui oppresse la
poitrine, elle se mutile, dérive, inexorablement condamnée à une tragique
solitude. Il ne s'agit pas non plus de prouver que Lee peut compter sur
le soutien de la société, c'est l'inverse.
Il ne s'agit surtout pas d'un film brillant, lyrique, habile à tirer
les larmes : la beauté de Secret Sunshine est dans sa léthargie, sa sobriété,
son économie d'effets, sa neutralité, sa façon de raconter l'histoire
sans avoir l'air d'y toucher. Lee Chang-dong détruit le mélodramatique
de l'intérieur, égrenant le calvaire de son héroïne avec la même distance
qu'il met pour filmer, de très loin et de très haut, la disparition du
fils et la découverte de son cadavre.
Le film égrène les strophes d'une fatalité. La disparition du fils est
annoncée dès le début par des scènes prémonitoires, lorsqu'il s'amuse
à faire le mort ou à se cacher dans la maison, anticipant ainsi son enlèvement.
Secret Sunshine commence par un plan sur le ciel et finit par un plan
sur la terre. C'est une fresque de plus de deux heures qui ne suit, en
fait, qu'un seul destin, tout en failles et en désillusions, en cris de
douleur et de haine : une femme rompue, au bord de la survie, une femme
qui ne cesse de frôler le gouffre pour mieux s'arrêter, à peine consciente
de l'« ensoleillement secret » annoncé par le titre. Cet ensoleillement
est loin d'être une guérison et la fin est loin d'être optimiste. Il ne
reste à Lee que la vie, (La Vie et rien d'autre pour paraphraser
Tavernier) c'est peu mais c'est Tout.
Déclarations croisées de Jeon Do-yeon
(actrice principale) et Lee Chang-dong (réalisateur)
Jeon Do-yeon : Le scénario de Secret Sunshine, à mes yeux, exigeait
une préparation. Les autres acteurs partageaient mon point de vue, mais
M. Lee estimait que ce n'était pas nécessaire. Cela n'avait rien de rassurant.
Lee Chang-dong : Je ne veux pas que le spectateur s'identifie trop
à eux, comme c'est généralement le cas dans les films commerciaux. Je
ne veux pas décrire mes personnages de manière trop objective non plus.
Je cherche à être entre les deux, j'aime que les spectateurs vivent les
événements avec les personnages.
Lee Chang-dong : En dix ans de carrière, Jeon Do-yeon a joué des rôles
très différents, et je savais qu'elle était capable d'une gamme de sentiments
très vaste. Et puis, alors qu'elle a l'air si sûre d'elle, je sentais
quelque chose de fragile. Comme chez le personnage...
Jeon Do-yeon : C'est la première fois que j'entends M. Lee parler
de moi comme cela ! Il n'est généralement pas du genre à faire des commentaires
sur les acteurs. Avant de tourner, je lui ai moi-même demandé pourquoi
il m'avait choisie. J'étais très stressée à l'idée de jouer ce rôle, et
tout ce qu'il m'a dit c'est de me détendre, qu'on allait à Miryang et
que l'on verrait bien là-bas. Une fois sur place, on ne peut pas dire
que cela s'est arrangé. Chaque fois que je lui posais une question, il
men posait deux ou trois en retour. Je me plaignais sans arrêt. J'étais
très embarrassée, je ne comprenais pas la situation du personnage.
Jeon Do-yeon : J'ai tourné sans vraiment comprendre, alors que je
pensais que, pour bien jouer, il était nécessaire de tout comprendre d'un
personnage. Maintenant, je pense que si je l'avais parfaitement compris,
je ne serais pas arrivée à ce que j'ai fait et que M. Lee n'aurait pas
supporté. J'ai pu ainsi exprimer des choses complètement nouvelles.
Lee Chang-dong : Ce que me disait Mme Jeon pendant le tournage, c'est
que les sentiments de son personnage étaient si profonds et son désespoir
tellement grand qu'elle ne savait pas si elle pouvait jouer le rôle. C'est
volontairement que je ne l'ai pas aidée. Je lui faisais confiance. Les
réponses étaient en elle et elle allait les trouver. En un sens, je lui
ai tout confié.
Pour moi, le jeu n'est pas une action, mais plutôt une réaction. Quelque
chose de presque inconscient, de très corporel. Ce que je veux éviter
à tout prix, c'est qu'un acteur se dise : « Ici je dois être triste. Je
vais donc exprimer la tristesse. » De cette manière, j'obtiens des réactions
inattendues, qui à la limite ne peuvent arriver qu'une seule fois. Je
reconnais que c'est un peu pénible pour les acteurs. Ils se sentent parfois
perdus.
Jeon Do-yeon : je ne sais pas si cela a à voir avec la méthode. Mais,
au moment où nous avons commencé à travailler, M. Lee m'a dit qu'il était
le meilleur réalisateur de Corée et moi la meilleure actrice. Il a ajouté
que si cette rencontre ne faisait pas naître quelque chose de plus grand
encore, alors cela n'avait pas beaucoup d'intérêt. Je pense que ce que
l'on a créé ensemble m'a aidée à recevoir le prix.
Jeon Do-yeon : Lee Chang-Dong voulait une femme coréenne banale, ordinaire,
ce que je suis au fond, malgré ce métier. Alors voilà, il a tout fait
pour gommer ce qui restait de l’actrice. La seule inquiétude que j’ai
eue, était de ne pas pouvoir exprimer toutes les émotions du personnage.
Pas les plus extrêmes, plutôt celles de la vie de tous les jours, plus
diffuses, plus subtiles. J’ai beaucoup stressé, somatisé, au point que
je me suis crue malade. Le tournage lui-même a duré six mois, entrecoupé
de périodes pendant lesquelles Lee Chang-dong reprenait le scénario ;
ça n’était pas forcément intensif, mais intense.
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