Pendant la prise d'otages, le tueur s'entretient avec le policier et s'étonne de se trouver en ce lieu, comme si le hasard le faisait revenir à un carrefour déjà rencontré sans son passé. Il y revient pour y mourir. Plus tard, Makoto éprouvera le besoin d'y retourner lui aussi, mais pour entamer le parcours d'une renaissance consentie. Dernier point : au sortir du bus, le tueur interroge Makoto sur la significat ion de son nom ("Vérité, Illumination"). Il est rare, dans un film, que le signifiant d'un personnage, si utile pour la construction du sens du récit, nous soit si facilement livré. Mais ce qui est pertinent ici, c'est la demande faite par le tueur au policier de lui révéler son propre nom, et de le crier assez fort pour qu'il puisse être entendu de l'intérieur du bus : "Vous savez qui je suis ? Alors dites-le ! je veux l'entendre d'ici !". Makoto prend en charge cette responsabilité dès lors qu'il est nommé et, par la révélation de la charge signifiante de son nom, révélé à lui même et à sa mission. Après cela, il tombe à terre et meurt symboliquement à son ancienne condition. Son prédécesseur quant à lui tombe et meurt réellement. Celui des deux qui va devoir se relever, d'abord en état de choc, n'a pas encore idée de sa destination ultime. Le tueur, dont le nom n'est plus donné, devient passeur vers la mort. Mais Makoto le bien nommé se fait passeur vers la vie. Il va devoir conduire les autres vers l'assomption de leur existence. Shinji ne pouvait mieux faire en prenant pour ce personnage un conducteur de transport en commun ! De conducteur de passagers qui doivent leur vie à une obligation naturelle il devient le passeur de ces âmes à la recherche douloureuse du salut. Aux yeux du policier, Makoto ne peut avoir hérité que d'une mission mortifère. Passer, véhiculer, transporter, cela implique que soit fait un choix. C'est de ce choix, et de la souffrance qu'il implique pour celui q ui en est investi, dont il est à présent question. Makoto, brutalement rejeté du chemin banal et familier, erre en terre étrangère à la recherche d'un nouveau langage. C'est alors que, sait-on à quelle étonnante circonstance il doit ce miracle, il pose la question qui va le libérer en le mettant en chemin : "Pourquoi est-ce si difficile de ne pas avoir été tué ?". C'est une question essentielle parce qu'elle ouvre sur le mécanisme même qui, sans cela, fait du sujet vivant un reclus éternel. "Suis-je coupable d'être vivant?" se dit en substance le passeur en devenir. Il s'agit bien de cette culpabilité que peut ressentir chaque victime lorsqu'elle interroge les conditions qui ont mené à l'acte de violence. C'est encore un piège sans issue possible dans la mesure où la personne est fondée à se demander dans un cas ce qu'elle a bien pu faire pour "mériter" ce châtiment (Pourquoi moi?), et dans l'autre cas quel doit être le prix à payer pour avoir eu la vie sauve quand les autres l'ont perdue (Pourquoi pas moi ?). Car rien ne peut être laissé au hasard et la question posée appelle du sens, du plein de sens à opposer à la vacuité des possibles. Il est remarquable de constater comme les deux enfants, de leur côté, évoluent dans le même cadre. Rappelons-nous ce qu'ils disent la toute dernière fois qu'ils ont l'usage du langage : c'est en regardant par la fenêtre fermée le départ de leur mère. La question que se pose Makoto seul, ils se la posent à deux : - Pourquoi maman part-elle ? - Je crois que papa la battait - C'est à cause de nous ? Les liens ténus des causalités échappent à leur entendement d'enfant. Et ce sens qui leur manque, ce vide de contenu est bien vite investi par le sentiment de culpabilité. Tout cela est de notre faute, pensent ces victimes. Et personne n'est là pour fournir un autre sens en proposant les mots qui pourraient les sauver. Les trois rescapés du cataclysme, Makot, Naoki et Kosué, se trouvent confrontés à la même question qui les met en péril : celle des causes et de la responsabilité. L'absence de réponse fait le nid de la culpabilité : s'il n'existe aucune raison extérieure, alors c'est que la cause vient de l'intérieur, de soi-même. Et comment faire face à ce danger sinon en s'interdisant la vie. Les symptômes se reconnaissent aisément : repli sur soi et coupure d'avec les autres, désocialisation et déscolarisation, divorce et fuite , perte du désir d'être et refus de communiquer . Car toute réponse consiste finalement en une recherche de sens. Deux ans se sont écoulés lorsque nous le retrouvons de retour dans sa ville et entouré de sa famille. De ce temps passé ailleurs qu'ici et main tenant, nous n'aurons que deux informations : il a divorcé et est parti comme un errant, il a rejoint la mer et y a trouvé la réponse qu'il cherchait. "Eurêka !" donc, mais il n'est pas temps encore de s'en réjouir quand l'un seulement des trois est sauvé. Shinji nous montre que l'on n'acquiert jamais seul le salut, que celui-ci ne s'achève que dans sa propagation, telle la flamme servant à illuminer d'autres mèches. Pour Makoto , le sens de la vie, c'est de faire le pari de la vie. C'est à dire choisir de vivre en comprenant qu'elle sert un but, qu'elle ne doit rien au hasard et qu'enfin, vivre n'est pas recevoir la vie mais veiller à en entretenir le feu. Comme il l'apprendra plus tard à Kosué, Makoto a trouvé son salut en posant la question devant la mer. C'est là, dit-il, qu'il est possible de se retrouver, comme si l'on affrontait un miroir. Il revêt le vêtement du Bodhisattva : parvenu au seuil de la libération, le sage fait volte face et retourne vers les hommes pour les aider à vaincre la douleur en dissipant leur ignorance. Mais le chemin est encore long avant de pouvoir investir de manière consciente cette mission. Les trésors qui pourraient le divertir de cette mission, il les écarte sans effort. Les phases de la seconde partie du récit sont aussi prévisibles qu'évidentes. Après la renaissance, il faut construire : pour préparer le "passage" de tous, il faut un véhicule et son conducteur. La scène où les enfants "entrent" dans le bus est à ce propos soulignée et chargée d'émotion. Les enfants "sentent" bien ce qui est en jeu. Le véhicule, qui est un doublet du bus fatal, est reconstruit de l'intérieur. Ceci réalisé, il faut encore faire le trajet à l'envers. Cette phase régressive essentielle, les enfants toujours couchés dans les lits du bus-matrice, transporte les êtres au seul endroit où il leur sera possible de reprendre la chaîne du sens perdu exactement là où l'un des maillons a été sectionné, dans l'espoir de relier le passé et le présent. Makoto, à présent tout à fait conscient de sa fonction de passeur, peut donner aux enfants privés de parole les mots qui leur manquent si cruellement : - "C'est à partir de là que tout peut recommencer". Le chemin reste à faire, et c'est au cours de ce déplacement que chacun va pouvoir être confronté à sa vérité ("Makoto" en japonais). Les personnages qui gravitent autour de Makoto, et qui retireront plus ou moins de bénéfice sont le policier convaincu de sa culpabilité dans les crimes commis en série, Akihiko le cousin des deux enfants, Naoki et Kosué. La question enfin lâchée par Naoki, c'est celle qu'il aurait dû poser au sortir de l'attentat. C'est le manque de réponse de la part des adultes responsables qui en a fait ce meurtrier à la recherche d'un sens confisqué. Makoto le passeur permet à la parole d'être libérée. Maculant le visage de Naoki de son propre sang, il lui offre un sacrifice de substitution, dans la mesure où le corps de la victime représente pour le meurtrier malade une réponse symbolique à la question qu'il pose sans relâche. La coupure au bras que lui inflige son guérisseur, représente cette mort toute aussi symbolique qui est une des conditions du passage. On retrouve enfin, et sans vraiment de surprise, la fonction phorique du passeur dans cette scène étrange où, juché à l'envers sur le porte-bagages d'un vélo providentiel, Makoto entraîne cette âme désorientée mais enfin naissante dans une ronde sans fin, sans autre but que de l'obliger à faire le choix de vivre. C'est encore lui qui le mène au commissariat pour y demander l'expiation compensatrice de ses crimes. Au Japon, chaque homme a droit au salut mais la notion de "péché" n'existe pas. C'est sur le chemin de vie, aux périls du voyage, aux rencontres heureuses ou non, que l'homme peut apprendre et décider de son salut. "Eurêka" est la réponse. Quelle était la question ? L'homme, selon Shinji, est en premier lieu bénéficiaire de la vie, héritage qu'il partage avec tous les êtres vivants. Mais son propre développement, à la croisée d'événements qui le dépassent, le conduit inévitablement à considérer celle-ci comme particulière, personnelle, distincte de celle des autres. Il n'est plus question de LA vie, mais de SA vie. Il ne s'agit plus dès lors de recevoir avec passivité et gratitude un don et d'être docilement mené par les conséquences que celui-ci implique, mais de prendre, dans un geste qui assume et un esprit qui interroge, mais de choisir et d'orienter cette vie, pour conduire son propre véhicule (le bouddhisme est le "Véhicule" de la vérité et de la libération) jusqu'au terme de sa destinée. Devant la vie, devant sa vie, l'homme doit-il se comporter en bénéficiaire ou en responsable ? "Eurêka", répond Makoto. | |||
Distribution
Fiche technique
|
|