Les Destinées sentimentales , film franco-suisse d'Olivier Assayas , sorti en 2000

 

Le film s'articule sur trois mouvements, tout comme le roman dont il est issu:
L'histoire se déroule entre 1900 et 1930, elle débute lorsque Jean Barnery, pasteur marié et père de deux filles, décide de quitter sa femme. Jean Barnery est l’un des fils, futur héritier, d’une grande lignée de fabriquants de porcelaine ( que l'on peut identifier comme étant De Haviland) implantée à Limoges. Lors d'un grand bal, il rencontre Pauline, parente de l’autre branche familiale, productrice d’une éminente marque de cognac (Boutelleau - Hine) .

À la suite de déboires avec sa première femme, il cause le départ de Pauline. Quelques années plus tard, alors que Jean a abandonné le culte et la fortune familiale, il retrouve Pauline et partent vivre en Suisse, loin de tout, dans un bonheur idyllique, mais égoïste.

Mais bientôt Jean est rappelé à la tête de l’entreprise familiale qui périclite. La première guerre mondiale transforme les êtres et l’économie : le couple semble se défaire et la fabrique de porcelaine commence à sombrer, sous le coup de la concurrence étrangère, en particulier chinoise (déjà). Jean consacre alors la fin de sa vie à l’élaboration d’un service ivoire apprécié seulement des plus fins connaisseurs et fabriqué à perte.

La question historique est : l’homme doit-il renoncer à ce qu’il a de plus beau et de meilleur au nom d’un hypothétique progrès ? La question sociale: Jean est confronté à un dilemme qui sera toujours actuel, comment concilier des idées sociales, même si elles sont teintées de paternalisme, et des réalités économiques qui nécessitent, pour la survie de l'usine, de faire des sacrifices? La question individuelle : le couple doit-il renoncer au monde pour se vivre pleinement ou s’y ouvrir au risque de s’y perdre ? A la croisée des deux, il y a ce que l’on perd et ce que l’on réussit à sauver : Jean et Pauline vivent côte à côte et semble-t-il sans se voir pendant des années pour se retrouver à la fin de leur existence, au seuil d’une époque à laquelle ils n’appartiennent plus, n’ayant plus rien d’autre qu’eux-mêmes.

Le réalisateur a respecté la structure chronologique du roman en trois tomes. (1 La Femme de Jean Barnery, dédié à Jacques Delamain, 1934 ; 2 Pauline, 1934 ; 3 Porcelaine de Limoges, 1936 ). Le pari était osé, et le résultat se révèle à la hauteur de ses ambitions : faire un film en costumes qui n’en a pas la lourdeur, avec les moyens du cinéma moderne. Adapté d’un roman de Jacques Chardonne, en grande partie inspiré par sa propre famille et son vécu, en particulier son séjour en Suisse, Assayas n’a retenu de la trame que le meilleur, c’est à dire l’entrelacement entre le destin individuel (le couple) et le déroulement des événements historiques.

À la veine intimiste du cinéma d’auteur qui a fait la réputation d’Olivier Assayas (L’eau froide, Fin août, début septembre), le film ajoute le souffle des grandes fresques : l’histoire d’amour entre Jean et Pauline est toute entière conditionnée, empêchée, marquée par le destin familial qui les englobe et les dépasse. Le film, par l’ampleur de son déroulement temporel et son décor provincial et bourgeois, procure le même plaisir que la lecture d’un bon roman balzacien, dont on suit les personnages sur plusieurs décennies. L'amour de Jean et Pauline est menacé par l'ennui, la guerre, la fabrique et il semble pourtant toujours hors d'atteinte. Parmi les personnages qui gravitent autour d'eux, l'ex-femme de Jean incarne une femme seule et dont la dépression va influer directement sur l'éducation de sa fille.

Il est, de même, partagé en « chapitres » annoncés par des titres. Mais loin d’avoir la lourdeur que son sujet suppose, beaucoup moins supportable au cinéma que dans la littérature, Assayas exploite les mêmes moyens que pour ses films contemporains : caméra très mobile et parfois à l’épaule, prédilection pour les plans rapprochés et les scènes intimistes. Le contraste ne choque pas et confère au contraire à l’imposante présence de la reconstitution une légèreté enthousiasmante.

La scène du bal, classique du genre et symbole d’un monde appelé à disparaître, au début du film, est exemplaire de ce point de vue-là : la caméra suit le chassé-croisé des personnages et des regards et enregistre la naissance des sentiments. Scène clé du roman, ce bal a bénéficié d'une semaine de tournage et donne l'occasion au réalisateur de montrer les codes de la bourgeoisie des années 1900. A la liberté spatiale se mêle la liberté temporelle qui entraîne des ellipses et des dilatations très marquées, donnant au film l’intensité du vécu: une scène de bonheur d’un après-midi d’été est évoquée, à la fin, devenant instantanément souvenir.

Par ailleurs, Olivier Assayas a fait un gros travail de reconstitution de la fabrique de porcelaine pour pouvoir montrer des ouvriers au travail près des grands fours à porcelaine et une fois encore, le film est une merveilleuse reconstitution d'un passé révolu. Au delà de la dimension sociale, les personnages sont montrés dans leur questionnement, leurs doutes et leurs espoirs.

De même l'impact de la Première Guerre mondiale, même abordé rapidement, est pudique mais fort: en témoigne la scène où Pauline se rend sur le front pour voir son mari. Pas besoin de longues démonstrations ou de lourds discours pour montrer que la guerre a profondément bouleversé Jean, tout est résumé dans sa façon de faire l'amour à sa femme : vite, mal, brutalement et sans un mot.

Les acteurs, en phase de maturité, incarnent de manière extrêmement convaincante ces existences de la jeunesse au crépuscule. A travers eux, loin de toute plate reconstitution, c’est la perception du sujet, et la destinée des sentiments, qui priment, et s’expriment, réconciliant film d’auteur et grand public, classicisme et modernité. Pour y parvenir, et paradoxalement, une fois le travail d'écriture terminé et le cadre installé, la mise en scène est plus souple et une large part de liberté est accordée aux comédiens. "Depuis Irma Vep, je déteste entendre mes dialogues. J'aime avoir le sentiment que les acteurs y ont apporté leur propre torsion, leur propre musique, pour finalement se les approprier entièrement." C'est ainsi qu'il cherche à déstabiliser son texte et ses acteurs en ajoutant au dernier moment des dialogues ou des personnages supplémentaires. Il demande aux comédiens d'absorber l'essence du scénario et de la psychologie des personnages pour la dépasser en changeant les dialogues et en se plaçant comme ils le souhaitent. Son but : enlever le voile du cinéma pour être au plus près de la réalité, "prendre les comédiens sur le vif, dans leur vérité".


Déclarations d' Olivier Assayas sur le roman de Jacques Chardonne

Ce qui m'a passionné dans le livre, c'est que Chardonne a réussi quelque chose d'unique : raconter la circulation entre le public et le privé. Entre l'intime et le monde. La description de la vie d'un couple, c'est-à-dire l'amour inscrit dans le temps, la manière dont l'amour dans un couple se transforme selon les périodes de la vie, se reformule. Mais aussi comment, dans cette histoire aussi profonde, l'individu s'inscrit dans le monde et dans l'histoire ; comment il peut, en se confrontant au travail, à l'industrie, à l'économie et à l'art, accomplir son destin.

Peu de gens dans ce siècle ont aussi bien écrit sur le couple. Et simultanément, il était originaire du milieu qu'il décrit. Son père était un grand négociant en cognac (Boutelleau) et sa mère était la fille d'un industriel d'origine américaine (de Haviland), qui a créé l'industrie de la porcelaine à Limoges. Dans sa famille, Chardonne a donc vu évoluer ces deux commerces en parallèle : il a assisté à l'effondrement de l'industrie incroyablement prestigieuse qu'était la porcelaine, et a vu comment le cognac, traversé périodiquement par des crises, s'est finalement maintenu. Leur grandeur et leur misère. Et au-delà, la transformation du monde à travers l'économie.

Chardonne avait une double singularité pour décrire ça de manière unique : son talent d'écrivain et ses propres circonstances historiques. Au fond, il parle des transformations du monde comme de son autobiographie. De ce point de vue-là, le titre, Les Destinées sentimentales, raconte tout.

J'ai lu le roman pour la première fois en 1989. J'ai pris des notes en me posant tout de suite la question : est-ce adaptable ? Est-ce un film ? est-ce que j'ai la patience de m'intéresser à un travail d'adaptation ? J'ai donc écrit un document assez conséquent, qui est autant une réflexion sur l'adaptation du roman que mes propres convictions et mes propres doutes sur le projet. J'ai commencé à avoir des discussions avec mon producteur Bruno Pésery. Il s'est renseigné sur la disponibilité des droits : c'était une boîte de prod télé qui les avait à l'époque. Étant donné que l'arrière-plan du film est l'industrie de la porcelaine et le négoce du cognac, ça intéressait donc la télé pour le côté "arts et traditions populaires". Justement l'un des pièges dans lesquels il ne fallait pas tomber.


Distribution

  • Emmanuelle Béart ... Pauline Pommerel
  • Charles Berling ... Jean Barnery
  • Isabelle Huppert ... Nathalie Barnery
  • Olivier Perrier ... Philippe Pommerel
  • Dominique Reymond ... Julie Desca
  • André Marcon ... Paul Desca
  • Alexandra London ... Louise Desca
  • Julie Depardieu ... Marcelle
  • Louis-Do de Lencquesaing ... Arthur Pommerel
  • Valérie Bonneton ... Femme d'Arthur Pommerel
  • Pascal Bongard ... Vouzelles
  • Didier Flamand ... Guy Barnery
  • Jean-Baptiste Malartre ... Frédéric Barnery
  • Nicolas Pignon ... Bavouzet
  • Catherine Mouchet ... Fernande

Fiche technique

  • Réalisation : Olivier Assayas
  • Scénario et dialogues : Olivier Assayas et Jacques Fiesch d'après le roman homonyme de Jacques Chardonne
  • Producteur : Bruno Pésery
  • Image :Eric Gautier
  • Montage : Luc Barnier
  • Directeur de production :Jean-Yves Asselin
  • Durée:180 minutes
  • Origine :France / Suisse
  • Date de sortie : 12 juillet 2000