Célibataire endurci, Don Johnston (allusion claire à Don
Juan) vient d'être quitté par sa dernière conquête, Sherry . Il
se résigne une fois de plus à vivre seul. Ce départ est somme toute
logique. Rien ne sert de vouloir la retenir. L'envie même en fait
défaut, comme celle de la remplacer. « There is an end », dit la
chanson inaugurale. Le film s'ouvre sur la possibilité d'un vide
abyssal, d'un calme effrayant, d'un silence de plomb. Plus aucun
souffle ne semble parcourir le vaste salon de Don , le quinquagénaire
abandonné en survêtement de marque. Voilà une face cachée du rêve
américain plutôt rare à l'écran : la prostration du nouveau retraité
de l'informatique, très riche, célibataire et sans enfants,
avec encore quelques décennies d'espérance de vie.
Mais l'arrivée d'une mystérieuse lettre rose et anonyme le contraint
à revenir sur son passé. Une de ses anciennes amantes l'informe
qu'il a un fils de dix-neuf ans, et que celui-ci est peut-être parti
à sa recherche.
Le meilleur ami de Don, Winston , père de famille et détective
amateur, le pousse à enquêter sur ce "mystère". Malgré son peu de
goût pour les voyages, Don s'embarque dans un périple à la recherche
de preuves, retrouvant quatre de ses anciennes amours, et la tombe
d'une cinquième, décédée.
Mais les indices sont minces car on sait juste que la rédactrice
de la lettre possède une vieille machine à écrire
et aime le rose.
Ses visites surprises à ces femmes uniques le confrontent à son
passé, et, du même coup, à son présent.
Après l'allégorie, l'abstraction (Dead Man), mais aussi
les dispositifs formels (Mystery Train), les coups de feu, les vies
extrêmes et sublimées, hors la loi (Ghost Dog), Jim Jarmusch nous
parle aujourd'hui de l'existence telle qu'elle s'écoule et s'étire
sur le sofa d'un pavillon de banlieue, et il y a quelque chose de
touchant dans cette reconfiguration du monde aux proportions du
quotidien. Comme un aveu de simple mortalité, une épreuve de vérité.
La tournée des ex- nous donne le spectacle rare de voir, sans
aucune complaisance, des actrices emblématiques, chacune porteuse
d'images, d'histoires, de mémoire cinéphile : Jessica Lange, star
des années 80, Sharon Stone, star de la décennie suivante, Frances
Conroy, vedette de la série culte Six feet under, l'Anglaise Tilda
Swinton, discrète égérie du cinéma indépendant de part et d'autre
de l'Atlantique.
Bill Murray est aujourd'hui un soliste tellement au point qu'il
faut au moins une femme en face de lui pour le soustraire à son
one-man-show minimaliste et dépressif, rodé dans Lost
in translation. Dans sa confrontation avec les figures féminines,
il se transforme miraculeusement à vue, et peut alors refléter l'expression
de telle interlocutrice sur son propre visage, y compris le sourire
d'une fleuriste en fleur ou celui d'une Lolita dévêtue, tout juste
en âge de lui faire ressentir le poids du sien.
Parmi les anciennes amantes de Don, seule Sharon Stone joue sur
l'émotion et la profondeur, en « organisatrice d'armoires » radieuse
dans son malheur et avide de tendresse.
Mais avec Frances Conroy, femme d'affaires pétrifiée dans le confort
de sa maison nouveau riche et dans ses habitudes conjugales, puis
Jessica Lange, éminent docteur en communication avec les animaux
et un peu lesbienne, ce qui est perdu en épaisseur humaine est gagné
en burlesque.
Une drôlerie souvent irrésistible s'insinue dans ces retrouvailles-là,
née d'un décalage provoqué par l'évolution imprévisible
de chacune, et du non-dit qui embrume la conversation car Don ne
dit pas explicitement qu'il cherche son fils, sauf avec Penny et
encore cela provoque un drame.
Cette drôlerie tient aussi à une science du détail efficace, à
l'observation minitieuse des travars de la Upper-middle-class américaine
et à la méticulosité du découpage et des cadrages. Broken Flowers
est un film charmeur mais précis, charmeur parce que très
précis.
Sans l'humour, le voyage de Don serait probablement d'une amertume
effrayante.
Jarmusch filme une Amérique cloisonnée, où chacun et chacune s'isolent
en sa bulle (activité, maison, croyances) dans l'ignorance du monde
alentour. Des liens qui ont pu exister entre Don et ses femmes,
rien ne semble subsister. C'est chaque fois la découverte d'une
distance incommensurable, le sentiment de ne retrouver l'autre que
sous une forme dévoyée ou caricaturale, le temps d'un échange dont
même la nostalgie est bannie. Il n'y a guère qu'au cimetière, où
est enterrée la cinquième maîtresse « retrouvée », que Don semble
reconnaître le visage du passé.
Entre l'invitation à en rire et la possibilité de s'en affliger,
Jarmusch ne choisit pas à notre place. C'est un talent qu'il a toujours
eu : ne jamais imposer un sens.Les plans de coupe sont particulièrement
beaux, ni tristes ni gais, où l'on voit Bill Murray seul au volant
dans un paysage lui aussi intermédiaire, presque abstrait, entre
banlieue désertique et nid à autoroutes ainsi que les scènes
d'aéroport ou d'avion, où le temps d'un rève,
il fait le bilan de ses rencontres.
Ou encore les scènes où il se réveille hagard, dans une chambre
de motel, à l'aube d'une nouvelle visite, toute l'absurdité de son
programme paraissant alors lui éclater à la conscience. On a dit
qu'il cherchait la trace d'un éventuel enfant de lui. Sa quête pouvait
ressembler à un prétexte. Mais non, et le film finit par s'attacher
vraiment à cette question sans doute chère à Jarmusch.
D'une certaine façon, Broken Flowers ne raconte que ceci : comment
un homme fait le deuil d'une obsession, à la fois dérisoire et vitale,
au profit d'une autre. Et comment, de celui qui voyait tout le temps
des amantes potentielles, il devient celui qui voit partout des
fils en puissance.
Le film est dédié à Jean
Eustache, Jim Jarmush déclare:
J'ai plusieurs raisons pour cette dédicace. A un certain point,
Eustache a été une influence, même si elle n'a pas été directe.
D'abord, "La
Maman et la Putain
" est un des plus beaux films sur l'incompréhension
entre les hommes et les femmes, et il est question de cela dans
notre film. Mais au niveau du scénario, le lien reste relativement
éloigné.
Et au niveau du style, notre film n'est pas du tout comme
ceux d'Eustache. Eustache a été une inspiration dans la mesure où
j'écris dans la région des monts Catskill, en pleine forêt, et dans
la petite pièce où je travaille, j'ai une photo juste à côté de
ma table. C'est une photo de Jean Eustache sur le tournage de "La
Maman et la Putain", la photo publiée dans le New York Times
avec sa nécrologie, en 1981.
Il veillait donc toujours un peu sur moi.
J'ai écrit ce scénario très vite, et il était toujours là quand
j'étais bloqué ou quand je perdais courage. C'était important pour
moi, cette photo de lui toujours présente. L'autre raison, c'est
que l'esprit dans lequel il faisait des films était absolument sincère
et honnête vis-à-vis de sa conception du cinéma. "La Maman
et la Putain" dure trois heures et demie, c'est un grand film
français.
Il y a quelque chose chez lui que j'aimerais garder : faire un film
comme on l'a choisi, en accord avec soi-même, sans se préoccuper
du marché ou des attentes de qui que ce soit, dans la volonté toute
simple d'exprimer quelque chose avec ses moyens propres. C'est très
important pour moi. Je me suis d'abord dit, bon, c'est peut-être
prétentieux de lui dédier mon film…
Mais vous savez, je crois que si trois jeunes spectateurs quelque
part au Japon, ou en Hongrie, ou dans le Kansas, n'importe où, voyaient
le film sans jamais avoir entendu parler de Jean Eustache et que
cela pouvait leur faire connaître son oeuvre (il a fait très peu
de films, quatre seulement), alors je me dirais, OK, ça valait le
coup. Ça me suffirait pour me rendre heureux.
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Sharon Stone
Frances Conroy

Jessica Lange

Tilda Swinton
Crédit photo David Lee@ 2004 Dead Flowers
Inc.
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