Kûkai

Un article de Nezumi.

Kôbô-Daïshi (弘法大師, 15 juin 774 - 22 avril 835), plus connu sous le nom de Kûkai (空海), est le saint fondateur du bouddhisme Shingon; il est aussi une figure marquante de l'histoire du Japon : son esprit universel a fortement influencé la culture et la civilisation japonaises. C'est non seulement un grand religieux, mais aussi un éminent homme de lettres, un philosophe, poète et calligraphe. Toute sa vie il manifesta une grande bienveillance pour tous les êtres, et c'est pour cette raison qu'il est encore, de nos jours, si populaire au Japon.

Biographie

Kûkai nait en 774, au village de Byôbuga-ura, tout près du futur temple de Zentsû-ji dans l'île de Shikoku. Sa famille est prospère, son père avait exercé le rôle de gouverneur de province. Il est le troisième enfant et reçut le prénom de Mao, qui signifie « Poisson de vérité ». Déjà dans ses jeux, il montre une profonde attirance pour la religion car il façonne des Bouddhas en argile pour ensuite les prier sur des petits autels. À l'âge de 15 ans, il se rend à la capitale, Kyoto, auprès de son oncle, savant renommé, pour étudier les belles lettres chinoises et les textes du Confucianisme. Inscrit au collège gouvernemental à 18 ans, il étudie assidûment durant deux ans ; mais le jeune Kûkai s'intéresse plus au Bouddhisme qu'à sa carrière. Il étudie en particulier les textes anciens du Bouddhisme traditionnel de Nara. Comprenant la vanité de ses études laïques, il quitte le collège malgré la forte opposition de son entourage.

Mesurant la misère du peuple, Kûkai choisit de vivre en ascète errant, pour approfondir sa foi par la pratique religieuse. Disciple d'un maître de temple, le prêtre Gonzô, qui l'initie au rituel de Goumonji, il pratique intensivement ce rituel et vit tantôt dans des huttes au sommet des montagnes, tantôt dans des grottes au bord de l'océan.

À vingt quatre ans, il écrit le « Sangô Shiiki », la vérité finale des trois enseignements, y comparant les trois idéaux du Confucianisme, du Taoïsme et du Bouddhisme, pour conclure que ce dernier est plus profond et plus apte à sauver les êtres, puisqu'il résout les problèmes de fond de la vie humaine. Il répond ainsi aux reproches de son entourage qui l'accusait de ne pas vouloir servir son pays, et dès lors il se consacre entièrement à l'étude de la Voie.

En 804, à 31 ans, grâce à l'appui de sa famille, il reçoit l'autorisation de partir en Chine pour approfondir ses études. Juste avant son départ il reçoit officiellement l'ordination de moine et prend le nom de Kûkai qui signifie « Océan de Vacuité ». Après quelques péripéties, il arrive à Chang'an la ville internationale la plus cultivée et la plus prospère du monde à l'époque. La Chine des Tang est à son apogée et, commerçants, philosophes et religieux du monde entier se côtoient dans sa capitale. Kûkai se cultive et se rend célèbre à la cour de l'empereur pour la beauté de ses calligraphies. Il apprend le sanscrit auprès d'un maître indien. Cependant sa rencontre la plus importante est celle avec Keïka-Ajari, ( Hui-go) le disciple de Fûkû-Sanzô (Amoghavajra), le plus grand maître vénéré de l'ésotérisme chinois.

Dès la première rencontre en mai 805, Keïka-Ajari reconnait Kûkai: « Je savais que vous viendriez. J'avais attendu si longtemps. Quel plaisir de vous voir ! mais hélas ma vie se termine et je ne sais si j'aurais le temps de vous transmettre mon enseignement. » Keïka-Ajari l'initie aux cérémonies de consécration « Kanjô » durant lesquelles le disciple, les yeux bandés, doit découvrir avec quelle divinité il a la plus grande affinité. À cette occasion, la fleur que lance Kûkai sur un mandala (diagramme symbolisant l'univers) tombe deux fois de suite au milieu, à l'emplacement du Bouddha principal (Daïnitchi-Nyorai). C'est ainsi qu'il reçoit le titre de Henjô-Kongô (le diamant qui illumine tout). En quelques mois, il reçoit tous les enseignements essentiels de Keïka-Ajari. Après cette période de transmission intensive, le Maître meurt à la fin de l'année. Kûkai était son dernier disciple et il était, parmi tous, celui qui avait reçu les enseignements les plus complets.

Il rentre au Japon en Août 806. Dès son arrivée, il envoie à l'empereur la liste des nombreux objets et documents qu'il rapporte de Chine. Grâce à sa longue préparation effectuée au Japon, il avait pu assimiler très rapidement non seulement les enseignements bouddhiques, mais aussi d'amples connaissances de culture générale, en lettres, calligraphie, médecine, travaux d'art, architecture, etc.

Sur l'ordre de l'empereur, il séjourne au temple de Takaosanji au Nord de Kyoto. Durant cette période, de graves troubles politiques secouent le pays, et Kûkai fait des cérémonies pour apaiser la guerre civile. En 810, il obtient la permission de l'Empereur pour fonder l'école Shingon. Il en résume les points caractéristiques ainsi :
« Le Shingon est l'enseignement le plus profond du Mahayana. Il se consacre a assurer la paix du pays par la prière, a sauver tous les êtres en chassant les malheurs et en apportant les bonheurs. Son idéal, c'est devenir Bouddha, dans cette vie, avec ce corps, ce qui signifie vivre dans la vérité ».

Pour donner un lieu à cette école Shingon, il fonde aussitôt, avec l'aide de son père, le temple Zentsû-ji près du lieu de sa naissance. Ce temple sera achevé en 716 et est aujourd'hui le plus vaste de l'île de Shikoku.

A cette époque, il est en contact avec le moine Saïchô (Kogyo Daishi) et quelques-uns de ses disciples. Saïchô était parti en Chine en même temps que lui et dès son retour au Japon, avait fondé en 805 l'école Tendai au mont Hieï. Saïchô n'ayant pas reçu les enseignements les plus profonds il demande ensuite à Kûkai de lui transmettre par écrit certains livres pour structurer sa doctrine. Celui-ci accepte en partie, refusant seulement de lui transmettre ce qui, à ses yeux devait passer par une initiation sur plusieurs années. Des disciples de Saicho ayant décidé de rester avec Kukaï firent que les relations entre les deux hommes s'interrompirent.

Le Bouddhisme était représenté à la période Héian (794-1192) par les six écoles de Nara plus les deux nouvelles religions : le Shingon et le Tendaï. En 813, l'empereur Saga invite les grands maîtres des huit écoles dans son palais, pour une discussion publique des mérites respectifs de leurs doctrines. Tous sauf Kûkai, dirent que l'état de Bouddha demandait de très nombreuses vies pour être réalisé. Kûkai donna l'essentiel de son enseignement à cette occasion.

Dans la discussion qui l'opposa aux autres écoles, il développe la pensée du Sûtra suivant :

« L'homme doit connaître son propre cœur tel qu'il est. Celui qui connaît l'origine de son propre cœur tel qu'il est, connaît le cœur des Bouddhas. Celui qui connaît le cœur des Bouddhas peut connaître le cœur de tous les êtres. Il peut connaître la Vérité de l'Univers et devenir un avec lui. Il peut devenir Bouddha dans cette vie avec ce corps. C'est l'état ou les trois sources du karma, du corps, de la parole, et de la pensée des hommes, deviennent un avec les Trois Mystères, du corps, de la parole, et du cœur du Bouddha. Si l'homme cherche la Sagesse du Bouddha, et maintient constamment sa pensée en lui, il peut réaliser rapidement l'état de Bouddha avec ce corps né de ses parents ».

En 816, l'empereur lui donne la permission de construire un monastère sur le mont Kôya. Situé à 850 m d'altitude, ce plateau entouré de huit montagnes évoquait pour lui le Royaume de la Matrice, le lotus à huit pétales où siège le Bouddha. Son isolement et sa végétation magnifique en faisaient un lieu privilégié pour la méditation, mais les travaux de construction rencontraient des difficultés dues au froid, à la neige persistante et à l'éloignement de toute autre habitation. Toutefois, petit à petit, un monastère s'édifie. Le temple fut appelé le sommet de Vajra, « Kongôbuji ». En 834, commence la construction du stupa principal, Daïtô, sorte de temple reliquaire, haut de cinquante mètres, contenant des statues de Bouddha, ainsi que celle du Saïtô (stupa de l'ouest). Kôbô-Daïshi ne vivra pas assez longtemps pour voir l'achèvement de tous les projets qu'il avait conçus. Mais ses disciples continueront son œuvre et actuellement le Kôyasan est le centre le plus important du Shingon, célèbre dans tout le pays et visité chaque année par des milliers de pèlerins.


En 832, l'empereur offre à Kûkai un des deux grands temples de la capitale, situé à l'Est de Kyoto, le Tôji. Il consacre ce temple pour la protection spirituelle du pays, et en fait le temple siège du Shingon. Là, pour la première fois, une cinquantaine de moines étudient exclusivement la doctrine ésotérique. En peu de temps, d'autres bâtiments s'édifient et la construction d'une grande pagode à cinq étages (Gojû-no-tô) s'amorce. Le Tôji reste aujourd'hui un des plus grands temples du Shingon où, au début de chaque année, les principaux grands maîtres du Shingon se retrouvent, et durant une semaine pratiquent des rituels pour la protection de l'empereur, du pays et de tous les êtres.


Durant toute sa vie, Kûkai œuvre pour soulager la misère du peuple, ses qualités humaines et sa conduite exemplaire en faisant un modèle pour tous. Sa réputation de meneur d'hommes fait qu'on lui confie la reconstruction d'une digue, que les ingénieurs n'arrivaient pas à colmater. En 828, il ouvre près du Tôji, la première école d'enseignement populaire au Japon. C'est à cette époque qu'il compose également l'un des premiers dictionnaires du japonais. Il aurait pris une part importante dans la création et la vulgarisation des écritures sylabaires japonaises les katakana et les hiragana.

A cinquante huit ans, il tombe malade et doit se retirer des affaires publiques. Il retourna à Kôyasan pour se soigner et s'occuper de ses disciples. Le 21 Mars 835, âgé de soixante deux ans, il entre dans le samadhi éternel. En 921, il reçoit le titre posthume de Kôbô-Daïshi, le Grand Instructeur qui a répandu la loi.

Doctrine

Voici l'analyse de ses principales œuvres philosophiques :

  • Sango Shiki (797). Dans cet ouvrage, qui est l'un des plus anciens essais de philosophie comparée, il compare les mérites respectifs du Taoïsme, du Confucianisme et du Bouddhisme. L'essence du confucianisme est de donner un fondement philosophique à la morale et à la politique quotidienne. Le taoïsme, parce qu'il s'élève au principe métaphysique (Tao), lui est supérieur. Mais le bouddhisme, à travers la doctrine du karma et de la réincarnation englobe les trois temps et ouvre sur la vérité éternelle, surpassant donc le taoïsme.
  • Benkenmitsunikyo-ron « comparaison des Bouddhismes ésotérique et exotérique », 816. Il y démontre la supériorité de l'ésotérisme sur l'exotérisme des autres écoles. Cette supériorité provient de l'expérience qu'il procure et sur laquelle se fondent les dogmes, tandis que l'exotérisme explique les dogmes sans parvenir à l'expérience.
  • Himitsu Mandala Jugu Shinron « Les dix stades de la prise de conscience du mandala secret », 830. Dans ce chef d'œuvre de la maturité, Kûkai élargit sa compréhension des autres écoles et religions. Il pense que toutes les philosophies spirituelles de l'Asie (du confucianisme à l' hindouisme) sont l'expression d'une prise de conscience religieuse de la réalité que symbolise le mandala. Le rôle du bouddhisme ésotérisme qui est la philosophie universelle, est de révéler le fondement commun de l'expérience religieuse de toutes les écoles.

Cette révélation est expliquée à travers l'exposé systématique des dix stades ou étapes de l'esprit.

1°) L'esprit du bouc. Le bouc symbolise l'appétit sexuel. À ce stade, l'homme ignore tout de la vérité éternelle. Il vit sous l'influence dominante de son instinct bestial, il ne fait que subir la loi du karma, tel un animal.

2°) L'esprit de l'enfant ignorant. L'enfant symbolise la semence de l'esprit qui doit se développer. L'esprit s'éveille à la conscience et s'efforce de mener une vie morale encore dénuée de finalité religieuse. Il est représenté par le confucianisme.

3°) L'esprit de l'enfant sans peur. Il est symbolisé par un enfant cherchant sa mère. L'homme reconnait l'existence de la religion et recherche le ciel pour y trouver la paix intérieur et la félicité. Il est représenté par le taoïsme.

4°) L'esprit reconnait l'existence des aggrégats. Cet esprit est symbolisé par l'état d' arhat, le moine bouddhiste. Le bouddhisme hinayana lui correspond.

5°) L'esprit libéré de la graine de la cause du karma. Cet esprit est symbolisé par le Patryeka-Bouddha. Il n'y a plus de traces d'ignorance karmique, mais il reste encore une racine d'égocentrisme, un manque d'altruisme.

6°) L'esprit mahayana symbolisé par le bodhisattva Maitreya. Le pratiquant yogacara qui atteind ce stade reconnait que tous les phénomènes sont une illusion de son esprit. Sa compassion se développe. Cette philosophie est exposéee par Vasubhandu.

7°) L'esprit réalise que l'esprit n'est pas encore né. Cette étape est symbolisée par le bodhisattva Manjusri et expliquée par la philosophie madhyamika de Nagarjuna. La négation octuple met fin aux spéculations inutiles. La vérité de la vacuité est acquise. L'esprit qui atteind ce stade est serein et son bonheur est indéfinissable.

8°) L'esprit est vraiment en harmonie acec la voie unique. Il est symbolisé par Avalokiteshvara et expliqué par le Sutra du lotus et la philosophie Tendaï. L'homme reconnait l'unité et la pureté primordiale qui est la nature même de son esprit. Le sujet et l'objet s'unifient.

9°) L'esprit bouddhique profond est conscient de sa nature non-immuable. Il est symbolisé par le sourire de Samantabhadra et expliqué par l'école Kegon. L'esprit réalise qu'il n'est pas immuable, mais semblable à l'eau que le vent fait onduler. La vérité éternelle, le dharma lui-même n'est pas immuable. Bien qu'il représente le stade le plus élevé de l'exotérisme, il ne faut pas s'y arrêter.

10°) L'esprit glorieux, le plus secret, le plus caché. Il est symbolisé par le tathagata maha Vairocana et expliqué par l'école Shingon. Si l'exotérisme a oté le voile de l'esprit et soigné ses différentes maladies, l'enseignement ésotérique dévoile à présent le trésor caché (voir aussi Ibn Arabi) qui devient manifeste.

Kûkai nomme ses dix étapes « révélations avec étonnement étape par étape ».

Ensemble, elles forment une somme systématique de philosophie de la religion dans la perspective gradualiste du bouddhisme ésotérique et une véritable phénoménologie de la conscience religieuse. Cette doctrine est également expliquée dans :

  • Hizo Hoyaku « La clef précieuse du Trésor secret », 830.
  • Joujoushin-ron « les dix niveaux de développement de l'esprit ».

Concernant le coeur de la doctrine Shingon, Kûkai l'expose dans :

  • Sanbu sho « Les trois livres », 819 :
    • Sokushinjô- butsu-gui « enseignement pour devenir Bouddha dans cette vie avec ce corps ».
    • Shoji Jisso Gi « La signification du mot, du son et de la réalité ».
    • Unji Gi « La signification du mot "Om" ».

Fondée sur l'expérience de la méditation, la pensée de Kûkai ne dévoile pas le contenu de ses propres expériences, mais en dégage uniquement la signification philosophique.

Selon Kûkai, la méditation est l'unification du corps méditant (microcosme) avec le mouvement de l'univers (macrocosme). Cette unification à plusieurs aspects. Avec les mains (mudra), avec la bouche (mantra) avec l'esprit (samadhi). La stucture fondamentale de l'esprit unifié avec l'univers est représenté par le mandala. Autour du tathagata Vairocana situé au centre du mandala, gravitent d'innombrables bodhisattva et devata (divinités) organisés hiérachiquement. Tous les bouddhas et divinités de tous les panthéons sont un en essence, mais se déploient du centre mystérieux jusqu'aux animaux. Dans le stade final de l'illumination, où la conscience est décloisonnée, l'homme peut expérimenter librement tous les stades. Il n'y a pas de différence entre Bouddha et l'univers. Le fait que l'illumination soit atteinte dans cette existence corporelle implique l'intégration et non le rejet des différents aspects de l'existence mondaine. Cette intégration implique donc les sons (mantra) et les images (mandala) du monde naturel qui symbolisent la vérité que les sens ne perçoivent pas. Finalement, tous les symboles visuels et auditifs se concentrent et s'unifient dans le mantra Om, la dernière lettre de l'alphabet sanskrit, le son complet qui symbolise la source d'où tous les sons et tous les mots proviennent.

Son rayonnement de nos jours

Derrière le temple d'Okuno-in à Kôyasan, se trouve son tombeau ; mais les fidèles et les moines pensent qu'il est toujours vivant et qu'il veille sur eux. Son corps qui est resté intact est dit médité en attendant la venue du prochain Bouddha Maïtreya. Malgré les siècles qui passent, il est toujours aussi aimé et présent dans les cœurs. Dans tout le Japon, des temples grands ou petits lui sont consacrés, tels ceux de Nishiaraï-Daïshi, Kawasaki-Daïshi près de Tôkyô où toute la journée on lui rend un culte, et durant les rituels de feu, on invoque son nom pour qu'il exauce les prières.

Un des lieux où on le prie le plus, est certainement son île natale de Shikoku. Un pèlerinage circulaire lui est consacré, quatre vingt huit temples principaux et quelques temples secondaires se répartissent comme les grains d'un chapelet sur la périphérie de l'île. Chaque année, des millions de japonais s'y rendent pour prier et bénéficier de la grâce des Bouddhas.

Voir aussi Les films d' Ann ; le cinéma de Nezumi; les Artistes contemporains / Randonnées dans les Pyrénées

Voyages : les merveilles du Japon; Les temples et des montagnes du Népal