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Critique
Enfermés dans une île pénitentiaire, cinq hommes bénéficient
d'une permission qui ouvre les portes de leur réclusion, pour les faire
passer dans un espace et un temps qu'ils ont fébrilement désirés : une
semaine dans leur ville ou leur village auprès de leur fiancée, femme,
enfants.
Hâtifs, obstinés, ils n'ont qu'une idée fixe qui les pousse vers l'avant
: rattraper le temps perdu, résoudre leurs problèmes en suspens, bref,
reprendre la corde qui les rattache à la vie, la leur, s'imaginent ils.
Les cinq récits entrecroisés mettent en effet en scène l'échec des rêves
de chacun, avec pour seul point commun une atmosphère sourde, plombée,
une douleur aussi lancinante que le mouvement du train qui relie entre
elles les différentes histoires.
Dans Yol (qui signifie "le chemin" en turc),
c'est l'atmosphère qui exprime le sens, et non pas l'intrigue, qui est
morcelée. C'est pourquoi le principe de l'unité du film, l'idée d'enfermement,
est diffus mais directement visible.
C'est quelque chose qui colle à la peau des personnages et qui suinte
de leur environnement. L'emploi des symboles, les expressions figées
de la plupart des personnages, les différents cadrages concourent à
imposer cette atmosphère réaliste:
l'enferment est une présence constante, totale et qui ne se manifeste
vraiment que lorsqu'on pense s'en être affranchi. En effet, une fois
sorti de prison, chacun entrera dans une autre prison, plus vaste, dont
les murs ne sont pas tous de pierre et qui ne sont pas à l'extérieur
de soi.
Yusuf, le plus jeune des permissionnaires, est arrêté
lors d'une de ces innombrables vérifications d'identité auxquelles les
militaires qui quadrillent le pays soumettent le population, cette situation
est tellement banale que le tournage des scènes de contrôle passe inaperçu,
échappant ainsi à la censure.
Parce qu'il a égaré sa feuille de route, Yusuf passe sa semaine de permission
en cellule, rêvant interminablement devant la photo de sa jeune épouse,
à qui il comptait offrir un oiseau en cage. Yusuf s'accroche convulsivement
à l'image de ce qui lui est refusé, sa sphère privée. Il nourrit une
évasion psychique, imaginaire, en réaction à son enfermement physique,
et se barricade petit à petit dans son hébétude, un semi-autisme.
Mevlüt ne parvient jamais à rencontrer seule sa fiancée,
bien qu'elle lui soit officiellement promise. Cependant, s'il est lui
aussi en un sens la victime des contraintes et des interdits de la société
patriarcale, il en est surtout le complice, l'agent.
Dans une séquence assez féroce, Mevlüt, pourtant exaspéré par la présence
des deux duègnes voilées de noir qui s'accrochent à ses pas, fait jurer
à sa future épouse de lui obéir en tout et, surtout, de ne jamais adresser
la parole à un homme qui n'appartient pas à sa famille.
Ce discours arrache à la jeune fille silencieuse une exclamation admirative,
pour le moins inattendue : " Comme tu parles bien ! " Mevlüt
s'agace des deux petites vieilles, mais pourtant il ne les rejette pas,
car même si cette surveillance l'ennuie profondément, il accepte globalement
la situation, il s'en accommode pour se retrouver en paix avec la société.
La petite domination qu'il inflige est en effet le moyen pour la société
d'acheter son oubli pour les grandes contraintes qu'il subit.
La fiancée, quant à elle, doit se prêter au jeu de la femme soumise
parce que sans cela, elle n'obtiendra ni le mari, ni la considération
qu'elle souhaite pour elle-même. L'ironie de la situation est donc assez
profonde, car les deux amants sont au fond sincères : leur union est
tout pour eux et ils feront tout pour cela.
Or tout faire revient précisément à accepter le mariage, ce mode de
vie, ou plutôt cette institution, où l'amour à égalité n'a aucune place.
Ici donc, comme toujours dans l'aliénation, le faux recouvre le vrai
et l'attaque.
Seyit Ali est le personnage en qui cette tension insupportable,
due à la tradition contestée mais pourtant acceptée, est portée
à son comble. Apprenant de sa mère mourante que son père a pris une
seconde épouse et que sa femme l'a trompé, il reprend la route pour
gagner les montagnes reculées où la famille de la jeune fille la séquestre.
Il est habité par un dilemme douloureux, partagé entre l'amour qu'il
a gardé pour elle et son devoir qui consiste à venger son honneur
et celui de toute la famille, sali par la faute de son épouse.
Il avoue à l'un de ses camarades de détention, retrouvé par hasard dans
le train: " l'esprit d'un homme peut-il être son propre ennemi ?
Le mien me torture". Subjectivement désemparé, il s'en remet au
jugement de Dieu, c'est à dire au supplice féodal de l'Ordalie.
Cette terrible épreuve jugera, par la mort ou la purification dans la
douleur de son pêché, de sa souillure. Seyit Ali la sort donc de la
cave où l'enfermait son père, mais en échange elle devra endurer la
traversée du col enneigé qui sépare son village de celui de son époux.
Le froid et le vent auront finalement raison de la jeune femme, épuisé
par de longs mois de jeûne et quasiment pieds nus. La fuite dans la
montagne donne lieu à une puissante scène.
L' homme qui, à un moment, dans un geste d'humanité , avait porté
la femme épuisée sur son dos, la repose, conformément à la règle de
l'épreuve. Mais elle ne peut plus marcher, et s'écroule dans la neige.
Muets, immobiles, séparés par la longueur d'un champ de neige, il se
font face. L'enfant crie le nom de sa mère, puis de son père. Mais celui-ci
ne vient pas la relever, comme s'il en était empêché par quelque force
magique. Et c'est bien ainsi qu'apparaît la puissance massive du patriarcat,
du féodalisme en Turquie et au Kurdistan. Celui-ci paralyse absolument
Seyit Ali, il le congèle, encore plus immobile que la neige sous ses
pieds.
Refusant l'explication psychologique, le cinéaste rejette
également la linéarité et l'unité de l'intrigue, qui remontent aux règles
de l'Occident. Le cinéma de Güney est plus descriptif que narratif,
il repose sur la puissance intrinsèque des images qui se passent des
mots. Ce sont toujours des visions à demi magiques que l'on retrouve
à l'origine de ses films et il les insère dans un récit dont elles constituent
l'accomplissement.
Mehmet Salih porte le poids d'une lourde culpabilité.
Lors d'un hold-up, pris de panique, il a abandonné son beau-frère aux
balles de la police. Sa belle-famille ne lui pardonne pas et séquestre
sa femme et ses enfants, auxquels on demande d'oublier leur père à tout
jamais. L'amour d'Emine est cependant plus fort que l'interdit familial.
Elle réussit à s'enfuir et à rejoindre Mehmet. Le bonheur et la liberté
retrouvés seront de courte durée, car ces instants ont été
volés à l'oppression.
Dans la transgression et la clandestinité, Emine et Mehmet se
sont cachés dans les toilettes du train pour se retrouver enfin seuls,
mais des voyageurs les surprennent. Le couple échappe de peu au lynchage,
la cellule grillagée où les contrôleurs les ont incarcérés leur servant
de refuge.
Une fois encore le motif majeur du film se répète : la Turquie toute
entière est un bagne dont les pénitenciers ne sont que la forme extérieur
et visible. Mais aucun abri ne peut résister à la violence des mentalités
archaïques. Ainsi, conformément à la logique tragique, le jeune couple
finit par tomber sous les balles du frère d'Emine, qui les avait suivis
dans le train. Et comme un écho à cette mort violente, le crissement
insupportable des roues accompagne longtemps l'image du train, lancé
dans la nuit.
Ömer figure le personnage dont les rêves parviennent à
trouver place dans le corps du film. Son histoire est comme un trou
d'air dans la continuité du plomb du film. Les images de chevaux lancés
au galop et les images sonores de chants kurdes modulés au doudouk transpercent
le récit, tout comme les plateaux de fleurs du Kurdistan rompent totalement
avec l'hiver qui couvre la Turquie. Cette force du rêve tient sans doute
au fait que, de tous les prisonniers, Ömer est le seul politique, de
même que le Kurdistan est le seul espace d'opposition ouverte au pouvoir
militaire. Le seul lieu, par conséquent, où la communauté familiale
et villageoise et ses règles traditionnelles forment une enceinte permettant
de résister à une oppression avant tout extérieure.
Pourtant, les traditions pèsent ici aussi bien lourd. L'amour naissant
et silencieux d'Ömer et de la jeune bergère ne pourra jamais s'exprimer
que dans les regards : selon lla coutume kurde, lorsqu'une femme perd
son mari, elle doit épouser le frère de son mari, c'est ce qui arrive
à Ömer qui doit épouser la femme de son frère, tué au combat. Mais il
préfère tenter de franchir à cheval la frontières qui sépare les Kurdes
de Turquie de leurs frères Kurdes de Syrie.
Pour lui désormais qui disparaît dans les collines, une nouvelle vie
devient possible. Car seule la guérilla ouvre cet espace libre où l'individu
peut briser les cercles de son oppression, seule la guerre révolutionnaire
pose les conditions de la libération du peuple.
L'espace construit par Yol est d'essence carcérale. Excepté
les rares travellings horizontaux qui suivent les cavaliers Kurdes emportés
par leurs chevaux dans une sorte de symbiose heureuse avec l'immensité
du paysage, le cadre est généralement très serré autour du personnage.
Tel est le cas aussi dans la séquence de la traversée de la montagne,
où quand le cadre s'ouvre enfin, c'est pour signifier la disparition
et la mort de la jeune femme, oubliée par son mari et son fils au point
d'être devenue invisible.
Redoublant l'effet d'enfermement, la figure dominante
du film est celle du double cadrage . L'encadrement d'une porte ou d'une
fenêtre réduit souvent la surface de l'écran, masquant même une partie
du visage du personnage. L'espace qui s'étend aux confins du cadre n'est
plus alors signifié que par les sons, les hurlement des loups, les cris
des partisans kurdes et les rafales des mitraillettes.
Si le cadre dit l'enfermement, dans le hors-champ ne réside que la menace.
Autrement dit, l'attente interminable des personnages confinés dans
leur petit enclos équivaut à une suspension provisoire de l'inéluctable.
Lorsque le temps se remet en marche, c'est pour mener à la mort. Ou
bien à l'inconnu risqué, la menace affrontée, le salut possible qui
ne peut être que vaincre ou mourir.
La violence des situations et la lenteur des actions contrastent
dans tout le film. Les attentes, les longs silences, les regards sont
la force qui écarte les mailles du tissu narratif, ouvrant par-là une
place où peut se loger la réflexion du spectateur. C'est l'esthétique
de la distanciation que pratique Güney, et qui naît de la déception
de la naïveté. L'histoire n'est pas accueillante, on ne peut pas s'y
oublier entièrement, parce que la narration est brisée, d'une part,
et qu'il n'y a pas de héros d'autre part.
Les intrigues, à la fois multiples mais en même temps très simples,
n'hypnotisent pas l'attention du spectateur. Celle-ci est libérée des
menues chicanes de la psychologie, qui jointe à l'idéalisation, sont
ce qui accaparent le spectateur. Celui-ci est requis pour comparer,
juger les différents destins.
Par ces procédés de distanciation, le film empêche la tendance naturelle
du spectateur à s'oublier, pieds et poings liés dans la magie de la
fiction. En ce sens, l'esthétique marxiste de l'œuvre, tout comme son
contenu révolutionnaire, sont bel et bien une lutte contre l'aliénation
et l'auto-aliénation, une fenêtre ouverte sur la libération de la femme
et de l'homme.
Yilmaz Güney est un artiste révolutionnaire, son œuvre
s'inscrit dans le combat le plus général contre le féodalisme et particulièrement
contre l'oppression patriarcale. Yol est un film qui montre dans toute
sa crudité le patriarcat, de façon réaliste, et en même temps les forces
contenus, ou libérées, qui lui sont opposées. Il montre la présence
d'une vive contradiction et suggère le moyen de la défier, de la résoudre.
Güney est donc profondément un révolutionnaire communiste, car il recherche
les voies de l'émancipation complète de l'humanité, et sait très bien
que cela passe par celle de la femme. Un mouvement révolutionnaire qui
n'accorde aucune importance à la condition de la femme ne réussira jamais.
Arrêté dans les années 1970, Yilmaz Güney a passé douze
années de sa vie en prison et a y écrit le scénario de Yol. Il a dirigé
le tournage en correspondant avec son assistant Serif Gören à qui il
donnait des indications depuis sa détention. Les rushes du film ont
ensuite failli être détruits par le régime au pouvoir. Yilmaz Güney
s’est évadé, est parvenu à gagner la France où son film l’a rejoint
clandestinement et où il en a achevé le montage. *
Le film est demeuré interdit en Turquie pendant près de 15 ans.
La veuve de Yilmaz Güney aura de très graves problèmes avec la cour
de sûreté de l'État d'Istanbul en raison de la défense de la
mémoire de son mari.
Elle a ainsi été attaqué en raison de la publication d'un recueil de
textes et interview de Yilmaz Güney intitulé " Yilmaz Güney, l'homme,
le militant et l'artiste ".
Dans ces documents Güney se présente comme Kurde et, tout en se prononçant
pour le droit à l'autodétermination des Kurdes, se dit favorable à une
Turquie démocratique rassemblant les Turcs, les Grecs, les Arméniens,
les Kurdes, les Arabes.
Pour les procureurs turcs de telles différences à l'intérieur du peuple
turc consistent en une " incitation à la haine raciale " et du
séparatisme.
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