Seven, film américain de David Fincher , sorti en 1995. Le film de Fincher a fait date dans l'histoire des thrillers : en effet, loin de ne proposer qu'un film de genre particulièrement abouti, il porte, en filigrane, un regard lucide et incisif sur nos sociétés urbaines modernes.
Distribution:
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Critique Proche retraité de la Police, l’inspecteur Somerset doit
accueillir un jeune collègue, David Mills, dont tout, la jeunesse et
le caractère, le sépare. Le générique du début énumère les indices auxquels le film donnera un sens : machine à écrire, lames de rasoir qui détache la peau des doigts, journal sur lequel une écriture fine trace des mots, photos que l’on découpe pour en illustrer le texte, aiguille qui sert à relier les feuilles manuscrites, mots extraits des journaux et réutilisés, morceaux de pellicule, etc. Cet assemblage peut évoquer une mise en abîme qui renvoie à la fabrication filmique elle-même : mots du scénario, images et assemblage du tout en un montage dont le film à venir développera le sens. L’enquête s’annonce longue et difficile. Et les deux
inspecteurs apprennent à se connaître. C’est ainsi que Somerset est
invité par les Mills, faisant ainsi connaissance de Tracy, la femme
douce et timide de son assistant, qui lui confie, quelques jours plus
tard, qu’elle est enceinte, tout en exprimant des inquiétudes sur l’avenir
de leur couple. Cette découverte pousse Somerset à orienter son enquête
vers la piste d’un lecteur de la bibliothèque qui consulterait des ouvrages
spécialisés sur les péchés capitaux. Après avoir identifié le patronyme,
John Doe, d’un assidu de ce type d’ouvrage à la bibliothèque de la ville,
Somerset et Mills se présentent à son domicile où un inconnu ouvre le
feu sur eux. Après quelques minutes d’attente, une camionnette apparaît et un livreur leur remet un colis. Somerset l’ouvre et découvre, horrifié, la tête de Tracy. John Doe, la voix doucereuse, explique qu’il l’a assassinée par Envie de bonheur conjugal de Mills et demande à être exécuté pour ce péché. Il se tourne vers Mills, sachant que Somerset ne pourra empêcher son coéquipier, ivre de Colère, d’accéder à sa demande. Mills tue en effet Doe, lui donnant ainsi raison. Le principal acteur du film c'est la Ville, sans nom défini, et comme on l’avait rarement montrée. La photographie inspirée de Darius Khondji la rend hostile et repoussante. Faite de ruelles étroites, sordides et enchevêtrées, encombrée d’une circulation trop dense, secouée d’une pollution sonore insupportable de coups de klaxon et de sirènes hurlantes, bâtie d’immeubles aux longs couloirs, aux sombres appartements exigus mais débordant d’un trop plein d’objets hétéroclites, la Ville, par ailleurs noyée sous un déluge d’eau ruisselante, comme enfoncée dans une obscurité de crépuscule et privée de toute perspective spatiale en ce qu’elle est montrée au raz du sol, prend des allures de cloaque. Un cloaque comme une représentation matérielle de la condition qui est faite à l’homme social moderne censé se débattre entre ses aspirations vers le Bien (Mills dans ses rapports avec sa femme et dans son désir de justice purificatrice immédiate) et sa confrontation permanente avec un Mal omniprésent et toujours renaissant. Une preuve en est la liste des œuvres littéraires auxquelles Somerset, à propos du criminel, fait référence et qui sont comme autant de repères sur la longue histoire de la réflexion des hommes. Qu’il s’agisse, dans l’ordre chronologique, de la Bible (évocation des antiques Sodome et Gomorrhe), de La Divine Comédie de Dante (au XIV° siècle) ou du Lost Paradise de Milton (au XVII° siècle), toutes ces oeuvres ont en commun l’interrogation (métaphysico-religieuse) toujours recommencée sur le Bien et le Mal. Au-delà du simple récit que déroule le film se pose en effet la question de l’oppression que fait peser la société sur l’être humain et, plus généralement, du sens de la destinée humaine. Face à une humanité citadine engluée dans une existence sociale difficile et privée de perspectives métaphysiques, Fincher donne à voir des personnages pareillement pris dans une vie faite de contradictions, de frustrations et se débattant en vain pour s’en extirper. C’est ainsi que l’inspecteur Somerset oppose, dans l’intimité de son domicile, un ordre tout personnel à la déliquescence extérieure qui l’environne, rangement minutieux, voire maniaque, de ses affaires et de ses habits, de son appartement, soin de son apparence, utilisation rassurante du métronome au rythme régulier pour s’endormir, recours à la raison et à la méthode, goût pour la culture et la littérature , et fait montre d’un certaine patience ou d’un fatalisme certain face au crime, car il sait, d’expérience, que l’hydre du Mal est toujours renaissante. A l’inverse, David Mills apparaît comme un chien fou,
il en possède d’ailleurs plusieurs dans son appartement exigu. Émotif,
impulsif, désordonné, il est impatient d’obtenir des résultats rapides
dans sa chasse aux criminels, comme s’il espérait pouvoir arithmétiquement
les éliminer tous. Tracy, enfin, se débat entre son amour pour son mari, ses doutes concernant le bonheur qu'elle peut lui apporter et son hostilité à une vie urbaine qui lui semble contraire à une vie épanouie. Elle ne peut exercer son métier d'enseignante et est horrifiée par les conditions de travail en ville par rapport à ce qu'elle a connu dans sa région d'origine. Fincher montre que ce dédale inextricable, constitué de ruelles, de carrefours et de culs-de-sac que représente la Ville-cloaque dans lequel chacun de ses personnages se débat fait écho, symétriquement, à une sorte de labyrinthe intérieur personnel constitué, à l’identique, des luttes et des égarements de chaque conscience face au Mal. Ce décor urbain de Seven n’est que la métaphore de notre condition humaine, en même temps que celle de la société et, in fine, de notre conscience. Quant au Déluge, autre connotation biblique évidente, présent gris sur la continuité du film, sauf dans la séquence finale, mais la raison en est alors limpide, il courbe les têtes et les corps et ne peut qu’exprimer, une impuissance à se défaire des tourments et le sentiment d’un châtiment, voire une lointaine nostalgie de pureté. Mais, sans Noé, il n’augure nullement d’un nouveau monde.
Pour autant, dans cet univers citadin noir, Fincher ménage quelques
havres de paix. C’est, d’abord, la Femme, à travers la présence lumineuse
de Tracy Mills qui, par sa douceur, éclaire et soulage, à chacune de
ses apparitions, la sombre réalité du quotidien. C’est, ensuite, l’Art,
musique et littérature associées dans l’épisode symbolique de la bibliothèque,
qui élève l’âme, lui permet de restaurer sa sérénité tout en suscitant
une réflexion indispensable à la compréhension de la nature humaine
et de l’existence. Le film est assez pessimiste car la seule échappée hors de l’univers sombre et pourrissant de la Ville, dans l’épilogue des dix dernières minutes du film, symboliquement situé à la fin du jour, donne à voir un décor aussi désespérant que l’univers urbain qui le précède: une morne étendue plane comme une friche stérile jonchée de carcasses de véhicules détruits et hérissée de pylônes électriques démesurés. Un plan symbolique montre Mills sur le point d’abattre John Doe : on y voit, au premier plan, Mills, assommé par la révélation, pointant son pistolet et, malgré tous ses efforts pour contenir sa colère, prêt à faire feu ; mais, au second plan, se dresse un pylône dont la silhouette évoque, à l’évidence, une forme humaine métallique démesurée tenant, dans ce qui pourrait être ses mains, des fils électriques . On a même l’impression que cette créature technologique tire les fils des marionnettes, les humains, qui s’agitent en dessous. C'est une figure sarcastique du seul Dieu de notre époque, la technologie matérialiste, en guise d’ultime indice laissé par Fincher pour dénoncer, à travers son film, le monde moderne dont l’homme a accouché dans son incapacité à promouvoir le progrès spirituel de l’humanité. Pourtant, l’un des crimes de John Doe soulève quelques interrogations, celui perpétré sur Tracy Mills. La façon dont il est révélé lui confère un terrible pouvoir de suggestion, de sorte que son retentissement n’en est que plus éprouvant pour le spectateur. Cet épisode est une nouvelle référence à la Bible dans laquelle Hérodiade, sur l’instigation de Salomé, fait décapiter Jean Baptiste et en apporte à Salomé la tête sur un plateau. Or, comment justifier ce meurtre, alors que le personnage de Tracy n’est coupable d’aucun des sept péchés capitaux ? Il semble toutefois qu’il puisse être légitimé, si l’on adopte le point de vue de John Doe, pour deux raisons : d’une part, elle est celle qui va donner la vie dans un monde qui, selon lui, mérite, non de se perpétuer, mais, sans doute, d’être anéanti par l’Apocalypse ; d’autre part, elle est celle qui a suscité en lui la tentation du péché d’Envie, comme il le confesse à Mills ; Fincher invoque ainsi la figure de l’Eve tentatrice déjà condamnée par la Bible. Le générique de fin, monté et se déroulant à l'envers, ce qui est très original, signifie autant retour en arrière que retour au point de départ . Pour Fincher, le monde se trouve dans l'impasse de l'éternel recommencement. Le film s’achève ainsi sur un constat amer empreint d’un pessimisme lucide. Sur les dernières images du film, une voix off, celle de Somerset, nuance une opinion de Hemingway (”Le monde est beau et mérite que l'on se batte pour lui.“) : Elle précise que le monde n'est pas beau, mais qu’il mérite qu’on se batte pour lui. Puis, Somerset apparaît à l'écran et confie à son supérieur, qui lui demande ce qu'il va devenir, que, malgré sa retraite, « il ne sera pas loin / I shall be around » : autrement dit, Somerset reste concerné et prêt à rendre service. Une conclusion, curieusement, qui fait penser à l'éthique du Docteur Rieux, dans le roman d'Albert Camus (La Peste), pour qui le devoir de l’être humain passe par la nécessaire solidarité avec les autres et la conscience aiguë que si l’on peut diminuer « arithmétiquement » le Mal, il n’est pas pensable de le supprimer. |
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