Léviathan,
film russe d'Andreï Zviaguintsev, sorti en 2014
Scénario et Dialogues : Oleg Negin et Andreï Zviaguintsev
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Leviathan se situe tout de suite dans un ailleurs lointain, aux confins
des espaces immenses d’une Russie vaste comme deux fois les Etats-Unis.
Dans ces paysages quasi lunaires, désertiques, sombres, même en été, au
bord d’une mer de Barents baignant des squelettes de baleines et de bateaux,
vivent le garagiste Kolia, sa femme Lilya et Roma, son fils adolescent
rebèle issu d’un précédent lit. Les jours s’écoulent, entre problèmes
familiaux ordinaires, discussions de voisinage et consommation de vodka.
Mais le maire corrompu cherche à s'emparer de leur propriété, la maison
et l'atelier. Pour lui échapper, Kolia a fait appel à Dmitri, l'un de
ses anciens amis de l'armée maintenant avocat à Moscou, qui a rassemblé
un dossier à charge contre le maire. Les Russes ont un sens exacerbé de
la faute, la culpabilité traverse leur vie et surtout, leur cinéma. En
même temps que leur vodka chérie, les personnages de Léviathan avalent
leur médiocrité et leur impossibilité de s'en extraire. Pour l'emporter
sur le maire expropriateur, Dmitri ne compte pas sur la justice, elle
donne toujours raison aux puissants, mais sur le chantage. Grâce à un
ami haut placé, l'avocat a constitué un gros dossier à charge : la liste
des magouilles, pots-de-vin et extorsions exercés par l'élu et ses collaborateurs,
aussi corrompus que lui. Mais Moscou est loin et le maire sait bien que
l'appui de l'évêque orthodoxe du secteur est plus important pour lui qu'un
lointain oligarche. Se servir du mal pour faire triompher le bien est
à la fois très russe et très dangereux. Outré et furibard, le maire semble
consentir à un compromis. Mais il a, habilement, dans sa manche, la loi
formelle et cette Eglise orthodoxe toujours aux ordres du pouvoir. Aujourd'hui
comme hier, politiques et popes s'entendent pour mêler le profane au spirituel
et pour utiliser Dieu à leur guise dans ce pays voué au crime sans châtiment.
La vodka est omniprésente dans ce film. Tout le monde picole, du matin
au soir, les petits et les grands, les hommes et les femmes. Ils noient
dans la vodka leur mal-être et leurs remords d'être devenus ce qu'ils
sont. Au tournant du film, Kolia, l'exproprié, et le maire expropriateur
se font face, comme dans un western. Mais leur duel est grotesque, ils
sont ivres tous les deux, ils basculent, ils chancellent, ils titubent
tout en s'insultant. Ce n'est pas à qui tuera le premier, mais à qui s'écroulera
le dernier. Dans une scène très réussie, le groupe des amis de Kolia
se réunit, un week-end, pour une séance de tir. Une fois détruites les
bouteilles, les cibles sont les portraits de leurs dirigeants d'autrefois
: Lénine, Brejnev, Gorbatchev. « Où sont les plus récents ? » demande
l'un des participants. « On n'a pas encore le recul historique », réplique
un autre. Ils n'y a pas de juste, ni de pur dans ce film. Le front uni
contre le maire se délite rapidement, à la suite d'une altercation entre
les amis Kolia et Dmitri provoquée par la jalousie autour de Kolya. Même
si Kolya n'est pas innocente, elle est la véritable héroïne du film. Douce,
attentive, et bientôt résignée, celle par qui le scandale arrive le paiera
très cher, grande victime de toute cette destinée implacable. Le réalisateur
en fait, pourtant, le seul être mystérieux et digne dans cette foule d'êtres
veules. Capable d'agir quitte à expier et de créer, aussi, avec celui
qu'elle a trompé et qui continue de l'aimer, un lien étrange, profond.
Comme une confiance qui persisterait au-delà de la souffrance. Ce film
pose des questions qui dépassent la Russie de Poutine, les bords de la
mer des Barents, il pourrait se situer dans de nombreux États du Monde.
Les deux grandes inspirations du film, le Livre de Job et le Léviathan
de Hobbes, ne suffisent pas, même revendiquées par l'auteur, à réaliser
un grand film. Mais Andrei Zvyagintsev réussit une œuvre qui parle des
impasses de notre époque, à la hauteur de ces références universelles.
Léviathan, le monstre annonciateur de chaos, l'emporte et règne en maître,
désormais, sur un pays sans âme, mais qui pourrait être le nôtre si nous
ne restons pas vigilants.
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