Blow-Up de Michelangelo Antonioni

Blow-Up , film italo-britannique de Michelangelo Antonioni, sorti en 1966et qui obtint la Palme d'or au festival de Cannes en 1967.

Œuvre d'une grande modernité, Blow-Up questionne les rapports qu'entretiennent le réel et l'illusion, à travers le parcours initiatique et décousu d'un photographe de mode qui redécouvre, en sortant de son studio, l'épaisseur d'une réalité qui échappe à ses desseins. Chaque vision du film apporte une nouvelle découverte.

Ce film obtient la Palme d'Or au festival de Cannes en 1967.

  • Réalisateur : Michelangelo Antonioni
  • Scénaristes : Michelangelo Antonioni, Tonino Guerra et Edward Bond (d'après une nouvelle de Julio Cortázar, Las Babas del Diablo)
  • Producteur : Carlo Ponti
  • Musique originale: Herbie Hancock
  • Directeur de la photographie : Carlo di Palma
  • Durée : 112 minutes
  • Dates de sortie 19 décembre 1966 (USA)
    24 mai 1967 (France)

Distribution:

  • David Hemmings : Thomas
  • Vanessa Redgrave : Jane
  • Peter Bowles : Ron
  • Sarah Miles : Patricia
  • Jane Birkin : jeune fille blonde
  • Gillian Hills : jeune fille brune
  • John Castle : Bill le peintre
  • Harry Hutchinson : l'antiquaire

Critique

Blow-up retrace avant tout le parcours d'un jeune homme, Thomas, qui essaie de sortir du milieu de photographe de mode, qui lui permet de gagner sa vie, pour devenir photographe d'art. L'intrigue policière constitue un écho, une variation à cette initiation. Elle est aussi et surtout une épreuve pour le spectateur qui, a chaque vision du film, ressort aussi éreinté que Thomas en ayant fait, comme lui, l'expérience de la multiplicité des regards à porter sur le monde.

Londres, samedi matin. Le prologue débute sur un montage alterné entre une bande de hippies grimés en mimes circulant à bord d'une Land-rover et Thomas qui sort de l'asile de clochard où il a passé la nuit. Thomas attend que les autres sans domicile se soient éloignés, et court jusqu'à sa Rolls stationnée à proximité. On comprend qu'il était dans l'asile pour prendre des photos.
Il démarre, et donne de l'argent aux mimes qui font la quête en se jetant sur les voitures qui passent.
Puis il prend son émetteur radio (les téléphones portables n'existaient pas en 1966) et appelle sa secrétaire. Il fait développer ses clichés de la nuit. Il est en retard pour une séance de pose avec Veruschka, mannequin célèbre de l'époque, dont il a probablement été l'amant et qu'il traite avec mépris.
La séance de pose tourne à la pantomime sexuelle. Il se montre ensuite terriblement odieux et méprisant avec de jeunes mannequins posant pour un catalogue de mode. Il laisse les mannequins en plan, prend sa voiture et passe devant la boutique d'un antiquaire dont on comprendra bientôt qu'il souhaite l'acheter ayant mandaté pour cela un agent immobilier. Après avoir pris des photos de la boutique, il se retourne et pénètre sans but précis dans Maryon Park.

Là, il prend les photos de ce qu'il croit être une jeune femme et son vieil amant en train de s'embrasser. Mais la jeune femme s'en aperçoit et tente vainement de récupérer les photos. En rentrant, Thomas repasse devant la boutique d'antiquaire et s'entiche d'une hélice. Deux jeunes filles, l'une blonde, l'autre brune viennent lui demander de prendre des photos. Il les renvoie. Il déjeune avec Ron son éditeur auquel il soumet les photos des clochards prises pendant la nuit pour un recueil qui sortira bientôt. Il lui explique aussi que les photos du parc prises le matin feraient une excellente conclusion à ce recueil plein de misère et de violence.

Pendant leur déjeuner, ils sont dérangés par un observateur trop curieux qui, une fois découvert, se précipite vers la voiture de Thomas et tente de voler quelque chose. Rentré chez lui, Thomas reçoit la visite de la jeune femme du parc, Jane, qu'il séduit et qui se donnerait à lui pour récupérer les photos. Il lui donne un faux rouleau de pellicule et elle repart avant qu'ils ne fassent l'amour et lui laisse un faux numéro de téléphone. Il développe les photos du parc prise le matin et s'arrête sur le regard hors champ de Jane. Il repère le point où se porte son regard, l'agrandit plusieurs fois et finit par découvrir, caché dans un buisson et derrière une barrière, le visage d'un homme plutôt jeune qui tient un revolver. Satisfait, il téléphone à Ron pour lui dire que les photos sont sensationnelles : il croit que par sa présence, il a empêché un crime.

Il n'a pas terminé son explication qu'arrivent les deux jeunes filles du matin manifestement prêtent à tout pour obtenir une séance de photos. Il les contraint quand même un peu à faire l'amour. Au réveil, il les chasse et retourne aux photos. Il distingue maintenant un corps derrière le buisson par lequel Jane s'est enfuie. Mais, cette fois, l'agrandissement des photos ne donne rien. La nuit est maintenant tombée et il se rend dans le parc et découvre le cadavre. De retour chez lui, il constate qu'il a été cambriolé, qu'il ne reste ni rouleau, ni photos à l'exception de la dernière, celle du cadavre brouillard qui ne prouve rien.

Il essaie de contacter Ron pour qu'il l'accompagne dans le parc. En voiture, il croise Jane mais le temps de s'arrêter, elle a disparue, il se lance à sa poursuite et pénètre dans le Ricky Tick Club où jouent les Yardbirds, Jimmy Page et Jeff Beck aux guitares. Celui-ci fracasse sa guitare et en jette le manche au public. Dans la salle c'est l'émeute, et Thomas réussit à sortir de la mêlée avec le précieux trophée qu'il jette dès qu'il est sorti.
Thomas retrouve Ron dans une fête où il finit par s'endormir. Au matin, Il rentre chez lui et découvre le peintre et sa compagne faisant l'amour, un contrechamp sur un couteau laisse à penser qu'il songe à la tuer mais il repart en silence. Plus tard, elle lui explique qu'elle n'a pas l'intention de quitter le peintre. Il lui explique qu'il a vu un meurtre, elle lui conseille d'appeler la police. Il se rend sur les lieux du crime, le cadavre a disparu. Le vent souffle dans les arbres dominés par une affiche publicitaire.
Les comédiens du début arrivent dans leur véhicule et miment un jeu de tennis. La caméra, d'abord statique, se prend du mouvement des joueurs et quand la balle sort du terrain, les comédiens fixent le héros pour qu'il aille chercher la balle. Il se soumet à leur injonction muette et renvoie la balle. La caméra s'élève l'isolant sur l'étendue verte ; il entend le son de la balle imaginaire.

Blow-up se veut le récit d'une perte de contrôle et d'un apprentissage. Thomas, prenant conscience de son incapacité et de l'impossibilité de s'approprier le réel, apprend à le questionner, à revoir ses positions face à celui-ci et à prendre conscience du signe.
Thomas ne cesse de se tromper au cours du film et, en cela, accomplit bien un parcours initiatique. Selon le mythe de la caverne de Platon, l'erreur est nécessaire à la connaissance : au départ, on ne voit que les ombres, la connaissance c'est le mouvement de détournement, lorsque l'on se retourne pour voir l'objet réel. Thomas croit pouvoir maîtriser la réalité dans son studio de photos mais se trouve confronté à une réalité beaucoup plus complexe dans le parc.

Il fait d'abord l’expérience du contact avec le monde réel par l’entremise de la photographie, laquelle n’était envisagé par lui jusqu’alors que comme un moyen de production, de fabrication d’images, d’icônes. Il redécouvre presque par hasard la capacité d’enregistrement et de témoignage de l’image photographique mais en surestime la portée. Il croit d'abord avoir empêché un crime avant de comprendre qu'il n'a rien empêché du tout. Il croit tout pouvoir prouver avec la technique, celle de la photo, mais la preuve lui glisse entre les doigts.
Thomas a beau se moquer de son ami peintre qui n'arrive pas à vendre ses "gribouillages", il sait que celui-ci possède un net avantage sur lui : il laisse advenir la réalité, le sens n'arrive pas de suite, il faut d'abord que le mystère prenne. Tel est probablement le sens du fameux son de la balle de tennis que veut bien percevoir Thomas à la fin du film. L'insert en parallèle de cette acceptation d'un son imaginaire d'une toile de son ami peintre suggère qu'il l'a rejoint dans son parcours artistique.

Au terme du film, Thomas a probablement beaucoup évolué. Mais c'est aussi le spectateur qu'Antonioni cherche à mettre à la question. Beaucoup de commentateurs d'Antonioni qui insistent pourtant bien sur le côté très maîtrisé de son œuvre, où chaque objet qui pénètre dans le cadre semble avoir été longuement prémédité, ne semblent pas être sensibles au paradoxe qu'il y a à faire d'Antonioni l'apologue de la perte de maîtrise ou, ce qui revient au même, à faire de ce cinéaste toujours en quête de l'identification, de la communication difficile entre les êtres, le cinéaste de l'incommunicabilité.

Si Antonioni est le maître du "cadre vide et déserté" c'est parce que cela lui permet de mettre en place des "espaces indéterminés qui ne reçoivent leur échelle que plus tard, dans un raccord à appréhension décalé plus proche d'une lecture que d'une perception." En d'autres termes, Antonioni ne pose pas l'absence de sens comme une évidence mais met en scène un dispositif où un seul regard ne peut suffire à prouver quoi que ce soit. C'est en confrontant les différents regards mis en jeu dans le récit que le spectateur peut lire la réalité qui ne se dérobe pas mais ne s'offre pas non plus immédiatement et sans déchiffrement.

Le film met en jeu quatre instance du regard, celui de Thomas, celui de son appareil photo, celui du spectateur et celui d'Antonioni lorsqu'il abandonne la prise en charge par l'une des trois instances précédentes pour provoquer un signe visible de mise en scène. La première et la quatrième instances sont des regards subjectifs alors que celle de l'appareil photo rejoint dans une égale neutralité apparente celle du spectateur.
Appartient ainsi au spectateur de décider si, oui ou non, il y a eu meurtre. Il est à peu près certain que le spectateur innocent, celui qui voit le film pour la première fois ne pourra être sur de rien. A la re-vision, les choses s'éclairent toutefois assez facilement. Dans le parc, le spectateur bénéficie d'un regard privilégié par rapport à Thomas et son appareil photo. Lorsque Jane s'enfuit après avoir vainement tenté de récupérer le rouleau de photos, on la voit, certes au fond d'un plan général, regarder à ses pieds et faire un écart apeuré à cause d'une forme allongée. Sur le vert de la pelouse, le spectateur attentif distingue l'habit gris bleu du cadavre et en déduit assez facilement qu'il s'agit de l'homme qui embrassait Jane tout à l'heure.

Lorsque Thomas mène l'enquête à partir des photographies on voit aussi nettement un visage plutôt jeune caché dans le buisson et la forme qui émerge en dessous est sans conteste un revolver. Certes dans la deuxième partie de l'enquête, après l'amour à trois avec la blonde et la brune, Thomas n'arrive pas à prouver qu'il y a bien un cadavre, l'agrandissement n'aboutissant qu'à grossir le grain qui forme un brouillard. La photo ne prouve rien, et il est alors obligé de se déplacer dans le parc où il constate qu'il y a bien eu meurtre et qu'il s'agit de l'homme du matin. En se souvenant alors de l'étrange scène de l'observateur insistant qui a dérangé Thomas et Ron lors du déjeuner et qui a vainement tenté de récupérer quelque chose dans le coffre de la voiture, il n'est pas bien difficile de voir que Thomas se trompe encore en croyant que c'est le vieil amant que l'on a assassiné. Il s'agirait plus classiquement du mari que Jane et son amant ont entraîné dans un piège visant à l'éliminer.

Cette hypothèse n'est toutefois pas indiquée dans le film. Plus exactement, c'est la question insignifiante. Le véritable sujet de Blow-up, ce sont les interférences entre le réel et la fiction, le vécu et l'imaginaire comme le suggère fort bien la "partie de tennis" qui clôt le film . Les relations entre le vécu et l'imaginaire sont effectivement le point nodal qui permettra peut-être à Thomas de devenir artiste.
Mais d'une certaine manière le spectateur est aussi amener à un parcours semblable qui l'oblige à prendre son temps, à vérifier et à interpréter. Car si Thomas ne parvient que difficilement à échapper à son métier de photographe de mode c'est que celui-ci le contraint à vivre dans l'instant, sans qu'il soit possible de faire entrer l'éprouvé ou la réflexion dans le temps de la prise de vue.

La séance de pose avec Veruschka von Lehndorff où il fait corps avec son appareil est, à cet égard, la plus significative. Thomas impose son regard dans le studio mais il est également lucide sur la monté de la société de l'image qui avec ce film fait son entrée sur la scène médiatico artistique. L'image publicitaire c'est aussi bien la voiture que l'érotisme froid.
1966 est une phase ascendante de la libération sexuelle, et les relations humaines sont à l'image des jeux érotiques, sans émotion (voir là aussi la séance de pose avec Veruschka véritable pantomime de la séduction).

Il ne peut prendre le temps de la réflexion comme le fait Bill, le peintre abstrait, affirmant à propos de son tableau de nature plutôt cubiste : "Quand je l'ai peint, il ne voulait rien dire [...] Et puis plus tard je trouve des choses. Et tout à coup ça s'éclaire tout seul". On notera toutefois qu'il se révèle presque artiste conceptuel avec l'achat de l'hélice. Marcel Duchamp disait qu'il ne servait à rien de peindre, la peinture ne pouvant être plus belle qu'une hélice. Dans ce monde glacé, l'objectif de l'appareil photo fait basculer la frontière entre réalité et illusion.

Antonioni impose son regard sur le film par des effets de sens directs comme l'apparition symétrique des mimes au début et à la fin du film, la guitare dérisoirement jetée ou des effets de style comme l'entrée dans le parc, la caméra se mettant à virevolter sur la partie de tennis ou l'isolement du personnage de Thomas à la fin du film.
Le titre du film lui même évoque une image gonflée à l'extrême (blow up), relevant plus du pointillisme abstrait que de la photographie comme trace du réel. Prenant ensuite ses distances face à son héros, qui devient un vulgaire point au centre d'un désert de gazon, comme ces points dans la peinture de Bill. Si le spectateur a une chance de rencontrer l'art dans ce film c'est en multipliant les pistes d'interprétation et la recherche des preuves. La beauté d'un film ne peut jamais être pleinement atteinte dans le pur ressenti ou l'analyse pure mais dans le parcours de l'un à l'autre. Il faut sans cesse revoir le film et vérifier s'il nous dit toujours la même chose.